Le Domaine de Versailles en 1881 - Récit de voyage

Voici le récit que fit Mme Coralie Salles à la suite de son voyage à Versailles en 1881.
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Dimanche 26 Juin

Nous partons donc le cœur joyeux pour Versailles. La foule est nombreuse aux abords de la gare St Lazare car c'est le jour des grandes eaux. Un restaurant de peu d'apparence nous donne un bon, mais très cher, déjeuner. Ne pouvant dans une après-midi voir Versailles en entier, nous nous bornons aux jardins, au parc, aux pièces d'eaux et sommes émerveillées, non seulement des contours gracieux de ces allées fraîches et ombragées, mais surtout du grandiose, du beau que Le Nôtre a si bien caractérisé dans la résidence du grand roi.
          Au bas de la grande pelouse, le coup d'œil est ravissant ; au dessus de ce tapis vert, le bassin de Latone en marbre rouge avec ses tortues et ses grenouilles, lance des jets d'eaux au groupe du milieu représentant Latone et ses enfants Apollon et Diane. Au dessus du bassin est le bel escalier de la Terrasse ; le château apparait au fond du tableau, rappelant par sa construction le génie de l'architecte Mansart. Le bassin d'Apollon visage celui de Latone de l'autre côté de la pelouse, ce Dieu du Soleil est entouré de tritons et de dauphins. C'est à droite du canal en forme de croix que nous rencontrons les Trianons, j'en parlerai dans une autre de mes lettres, craignant de n'avoir pas le temps de vous parler des grandes eaux. Nous courrons aux différents bassins cachés dans des massifs de feuillage ; malgré notre activité, nous ne pourrons pas voir toutes les gerbes d'eaux, elles ne jouent qu'une heure environ, car ce divertissement coûte chaque fois de 8 à 10000 f.
          Le bassin de Neptune, situé à droite du château, voit bientôt ses abords envahis par la foule ; la curiosité est satisfaite car la chute est vraiment magnifique, un soleil couchant donne à ces jets une couleur de pourpre qui ajoute à la beauté du spectacle ; des gâteaux, des bonbons colportés comme à Marseille dans d'immenses corbeilles, font apprécier encore plus aux enfants les charmes des grandes eaux. Pendant que le goûter circule dans les rangs, un marchand crie à tue-tête : "Achetez, mesdames, le bassin de Neptune dans un étui ou dans un parapluie" et nous offre une masse de petits objets dont nous nous abstenons.
          Avant de quitter Versailles, nous saluons la statue de Hoche qui va recevoir des protestations d'amour de nos bons républicains. L'église de Notre Dame, construite par Mansart, renferme le monument du Comte de Vergemes, ministre de Louis XVI. La ville, création de Louis XIV nous plait beaucoup par ses constructions régulières, ses grandes avenues, elle a été, après 1870, le siège du gouvernement. Si l'on voulait repasser sur les lieux mêmes tous les souvenirs historiques que rappelle Versailles et son château, il faudrait un moment plus long que celui que nous consacrons au chef-lieu de la Seine et Oise.



madame antoine

Mme Salles et sa famille firent une deuxième visite à Versailles.

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Jeudi 7 Juillet - Versailles

Nous avons passé aujourd'hui notre temps à Versailles ; nous sommes sous le charme de ce palais enchanteur qui a bien le reflet de la grandeur royale. C'est tout ce que l'on peut rêver de plus beau, de plus grandiose, marqué au sceau du grand roi. Que j'aurais aimé à vivre dans ce siècle de progrès ! Que de jouissances ne devait-on pas éprouver dans cet atmosphère de grandeur si on en a déjà tant à se nourrir de ce souvenir sur les lieux mêmes qui furent témoin des gloires de Louis XIV.
          Sa chambre à coucher n'a subi presque aucun changement ; c'est dans ce lit qu'il rendit le dernier soupir et de ce balcon que le 1er chambellan s'écrie en brisant sa baguette : "Le roi est mort !".



La galerie des glaces de 73 m de long tient toute la façade du château et a sur les jardins et les pièces d'eau une vue magnifique par 17 fenêtres en face desquelles sont autant de glaces entourées d'arcades dorées. Le fond, décoré de magnifiques peintures relatives au règne de Louis XIV, est d'une richesse extraordinaire.



Nous acceptons avec enthousiasme l'offre que nous fait un des gardiens de visiter les petits appartements de Marie-Antoinette ; avec émotion nous traversons ses salons en miniature, sa bibliothèque, sa chambre à coucher ; ce petit escalier est celui par lequel se sauva la Reine dans les néfastes journées d'Octobre. Chers appartements que la bonne Reine ne devait plus revoir puisqu'elle suivit le roi qui, sur le désir de l'assemblée, abandonna Versailles pour les Tuileries d'où l'auguste victime ne sortit que pour la prison ou l'échafaud. L'histoire a consacré, pour la honte des Français, ce sanglant retour de la famille du roi à Paris ; il ne peut être comparé qu'à la voie douloureuse de N.S. montant au Calvaire pour Jésus ; c'était la consommation du sacrifice pour Louis XVI et les siens, le commencement seulement de la passion qui, comme celle du Maître se terminera par la mort.
          Toutes les salles du château nous intéressent vivement  ; dans une série de 11 salons, nous repassons notre histoire de Charlemagne à Louis XIV avec ses victoires, et ses généraux occupent bien des toiles. La galerie des batailles est la plus belle du château, elle a 120 m. de long sur 13 de large et possède une quarantaine de magnifiques tableaux représentant des batailles ; les plus belles sont à mon avis celles de Tolbiac d'Ary-Scheffer, et plusieurs d'Horace Vernat : de Bouvines, de Fontenoy, d'Iéna, de Friedland et surtout celle de Wagram.
          La galerie est aussi décorée de nombreux bustes d'amiraux, de généraux français morts au service de la patrie. La salle des Croisades a des toiles relatives à ce temps consistant en armoiries des chefs des croisades, elle est très riche en peinture. On se perd dans ce labyrinthe aux mille détours ; on voudrait tout voir, tout admirer en détail. C'est impossible. Nous accordons pourtant une attention assez soutenue aux tableaux de je ne sais quelle salle conservant le souvenir des scènes historiques de 1814 à 1835, le couronnement de Charles X, la prise du Trocadéro, etc.



          Nous passons rapidement dans la galerie des tombeaux et dans les salles de sculpture, etc. Après avoir vu l'Orangeraie, son grand escalier bordé de 1200 orangers, nous allons sur la terrasse jouir du magnifique point de vue que l'on a sur les jardins, la pelouse et le bassin d'Apollon ; celui-ci est un des plus beaux, il représente le dieu du soleil entouré de tritons et de dauphins. Nous nous promenons avec délices dans ces vastes parterres, bosquets décorés de statues, de vases antiques.



Le temps s'envole avec une rapidité effrayante. Il faudrait, non des heures, mais des jours entiers pour scruter toutes les merveilles de Versailles. Nous donnons donc un simple regard aux jardins, aux pièces d'eau ; nous revoyons celle de Neptune dont les abords étaient si animés dimanche ; ce bassin est orné de cinq groupes en métal, Neptune et Amphytrion, Protée gardant les troupeaux de Neptune, l'Océan et deux immenses dragons.



Nous courons vite au Trianon par l'avenue de ce nom qui est presque vis-à-vis le bassin de Neptune. Le Grand Trianon est composé seulement d'un rez-de-chaussée. Louis XIV le fit construire pour Mme de Maintenon. Un gardien nous fait visiter les divers appartements qui renferment pourtant des choses assez curieuses : tables mosaïques, des porcelaines de Sèvres, des vases de malachite, des tableaux de Boucher, etc. Les jardins du Grand Trianon sont peu intéressants.
          Le musée des voitures entre les deux Trianon contient de magnifiques voiture de gala : celle du sacre de Napoléon, celle du sacre de Charles X restaurée sous Napoléon pour le baptême du prince impérial ; celle du baptême du comte de Chambord nous suggère mille réflexions, elle servit au mariage de Napoléon III. Autour de la salle des voitures dont des traineaux historiques et de superbes harnais dont les chevaux devaient être bien fiers.



Le petit Trianon, rempli pour nous des souvenirs de Marie-Antoinette, fut construit sous Louis XV. Nous suivons la meilleure des reines dans ses petits appartements ; le salon particulier garde son armoire à bijoux, celui de réception qu'elle devait égayer des doux sons de son clavecin, conserve cet instrument de musique, silencieux aujourd'hui, à côté du bureau à cylindre ; les meubles de la chambre à coucher sont en bois peint, sculpté, recouvert de damas jaune broché blanc ; le tapis du lit en soie de diverses couleurs fut donné au dauphin et à la dauphine par la ville de Lyon ; tous les divers appartements sont ornés de tableaux, vases, statues, se rattachant plus ou moins à l'histoire de France. Toutes ces reliques s'harmonisent gracieusement dans ce joli cadre qui a vu s'encadrer, après les figures du Louis XVI et de Marie-Antoinette, celles du duc et de la duchesse d'Orléans.



Le Petit Trianon est ombragé par beaucoup de verdure cachant des bosquets, des pavillons ; c'est une sorte de jardin botanique avec des arbres plantés par Jussieu qui sont, parait-il, très remarquables. Le petit temple de l'amour attire surtout notre attention, il est situé dans une petite île ; on y arrive par deux petits ponts en bois ; nous aimerions à nous perdre dans ces jardins, gardant le souvenir de la plus gracieuse des fermières, c'est dans ces allées que Marie-Antoinette aimais à respirer cette bise embaumée qui ne lui apportait alors que calme et bonheur, ne se doutant pas que son ciel si serein se chargerait bientôt de biens noirs nuages.





madame antoine

La famille effectua une troisième visite à Versailles.
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En traversant la cour d'honneur, nous saluons toutes les gloires de la France qui sont là, fidèles sentinelles à la garde du château du grand roi et de sa statue qui décore la cour.



Que de choses nous raconteraient ces généraux s'ils pouvaient parler ! Nos cœurs ne peuvent séparer cette cour, cette grilles, ce balcon du souvenir de la plus lamentable des journées de la révolution (5-6 octobre). Nous voyons ces populaces avinées, ces femmes échevelées, forcer l'entrée du château; Marie-Antoinette apparaître sur le balcon et accueillie par des vociférations et des cris "A bas l'Autrichienne" ! Si nous pleurons sur de tels excès, nous nous rappelons avec bonheur le dévouement de ces bons Suisses, de ces gardes du corps, qui payèrent avec leur sang leur fidélité à la plus sainte des causes. Leur héroïsme ignoré n'a pas fait s'élever des statues comme les généraux de Louis XIV, mais l'histoire conserve leur mémoire et leur souvenir.



Traversant donc la grande cour, nous allons visiter la chapelle qui se trouve dans l'aile du nord, au rez-de-chaussée.
          L'extérieur n'a rien de rare ; nous montons dans la tribune du fond et l'intérieur nous paraît assez bien, elle est richement décorée de sculptures et de peintures. Je distingue le Père Eternel et des légions d'anges avec les jambes en l'air.



Notre troisième séance à Versailles avait surtout pour but la visite de la salle des maréchaux. Nous avons une déception : les salles sont occupées par une exposition qui ne nous offre d'intéressant qu'un meuble brodé par la duchesse de Berry. Toutes les gloires de la France sont donc voilées. Est-ce un sentiment de convenance qui dérobe ainsi à tous ces grands hommes le spectacle attristant des événements actuels ? Reconnaitraient-ils encore, s'ils revenaient, la France de Clovis, de Charlemagne, de Louis XIV ? Une vaste salle nous présente les portraits de tous les rois de France. Dans une série de 67 souverains, nous repassons l'histoire de notre pays.
          On ne se lasse jamais d'admirer le beau. Nous allons donc encore sur la belle terrasse du château et, nous avançant entre les deux pièces d'eau, nous avons une vue d'ensemble sur la façade du palais qui mesure 415 m  ; les constructions datant de différentes époques manquent d'unité ; le château primitif est de Louis XIII, les ailes ajoutées par Louis XIV.



Retraversant le château, la cour d'honneur, nous nous trouvons en dehors des grilles et, disant un dernier adieu au château, nous avons devant nous trois belles avenues de St Cloud, de Paris et de Sceaux.
Les meilleurs jours laissent toujours des regrets. Nous avons celui, en quittant Versailles, de n'avoir point vu la ville un peu plus en détail ; la salle du jeu de Paume est tout à côté de la place d'Armes, il nous eût été très facile de la visiter, elle n'a absolument qu'un intérêt historique !...



Voilà qui clôt le cycle de visites de la famille Salles au Domaine de Versailles en cette saison de 1881.

madame antoine

Ces récits sont d'une précision passionnante.

Merci, Le Chevalier de la Tour,

Vous pourrez lire d'autres passages du récit de Mme Salles dans notre Boudoir.

https://maria-antonia.forumactif.com/t5896-vues-anciennes-du-chateau-de-fontainebleau#322091
https://maria-antonia.forumactif.com/t2534p345-le-chateau-de-saint-cloud#322092
https://maria-antonia.forumactif.com/t5595p15-vues-anciennes-du-palais-des-tuileries#322093

Je vous encourage à lire l'ensemble de son récit, qui est très bien écrit et agréable à lire. C'est un témoignage de qualité de l'aspect qu'avaient les lieux décrits en 1881.

http://famillefine.free.fr/Docs-CarnetsVoyage/VoyageParis1881-Coralie/VoyageParis1881-Coralie.htm

Bien à vous

madame antoine

Ce récit de Coralie Salles est vraiment passionnant. Elle écrit vachement bien! Et c'est très précis, en plus, bourré de détails, on a l'impression d'y être.

A l'époque où elle écrit, on a l'impression qu'il y avait beaucoup de nostalgiques de l'ancien régime... et, surtout, des gens qui regrettaient les exécutions commises au nom de la révolution.