Le neuf octobre, on apporta au Roi le Journal des débats de la Convention, mais quelques jours après, un Municipal, nommé Michel, parfumeur, fit prendre un arrêté qui interdisoit de nouveau l'entrée des papiers publics dans la Tour: il m'appela à la chambre du Conseil, et me demanda par quel ordre je faisois venir des journaux à mon adresse.
Effectivement, sans que j'en fusse informé, on apportoit tous les jours quatre journaux avec cette adresse imprimée : Au valet de chambre de Louis XVI, à la tour du Temple.
J'ai toujours ignoré, j'ignore encore le nom des personnes quien payoient l'abonnement.
Ce Michel voulut me forcer de les lui indiquer; il me lit écrire aux rédacteurs des journaux pour avoir des éclaircissemens, mais leurs réponses, s'ils en firent, ne me furent pas communiquées.
Cette défense de laisser entrer les journaux dans la Tour avoit pourtant des exceptions, quand ces écrits fournissoient l'occasion d'un nouvel outragé.
Renfermoient-ils des expressions injurieuses contre le Roi ou la Reine, des menaces atroces, des calomnies infâmes, certains Municipaux avoient la méchanceté réfléchie de les placer sur la cheminée, ou sur la commode de la chambre de Sa Majesté, afin qu'ils tombassent sous sa main.
Ce Prince lut une fois, dans une de ces feuilles, la réclamation d'un canonnier qui demandoit la tête du tyran Louis XVI, pour en charger sa pièce et l'envoyer à l'ennemi.
Un autre de ces journaux, en parlant de madame Elizabeth, et en voulant détruire l'admiration qu'inspiroit au public son dévouement au Roi et à la Reine, cherchoit à détruire ses vertus par les calomnies les plus absurdes.
Un troisième disoit qu'ilfalloit étouffer les deux petits louvetaux qui étoient dans la Tour, désignant par là monsieur le Dauphin et madame Royale.
Le Roi n'étoit affecté de ces articles que par rapport au peuple.
Les François, di„ soit-il, sont bien malheureux de se laisser ainsi tromper.
J'avois soin de soustraire ces journaux aux regards de Sa Majesté, quand j'étois le premier à les apercevoir; mais souvent on les plaçoit, quand mon service me retenoit hors de sa chambre : ainsi il est bien peu de ces articles dictés dans le dessein d'outrager la famille royale, soit pour provoquer au régicide, soit pour préparer le peuple à le laisser commettre, qui n'ayent été lus par le Roi.
Ceux qui connoissent les insolens écrits qui furent publiés dans ce temps-là, peuvent seuls se faire une idée de ce genre inoui de supplice.
L'influence de ces écrits sanguinaires se fit aussi remarquer dans la conduite du plus grand nombre des officiers municipaux qui, jusques-là, ne s'étoient pas encore montrés ni si durs, ni si méfians.
Un jour après dîner, je venois d'écrire un mémoire de dépenses dans la chambre clu Conseil, et je Pavois renfermé dans un pupitre dont on m'avoit donné la clef.
A peine fus-je sorti, que Marinot officier municipal dit à ses collègues, quoiqu'il ne fût pas de service, qu'il falioit ouvrir le pupitre, examiner ce qu'il contenoit, et vérifier si je n'avois pas quelque correspondance avec les ennemis du peuple.
Je le connois bien, ajouta-t-il, et je sais qu'il reçoit des lettres pour le Roi:
" puis accusant ses collègues de ménagemens, il les accabla d'injures, les menaça comme complices de les dénoncer tous au conseil de la Commune, et il sortit pour exécuter ce dessein.
On dressa aussitôt un procès-verbal de tous les papiers que contenoit mon pupitre, on l'envoya à la Commune, où Marinot avoit déjà fait sa dénonciation.
Ce même Municipal prétendit un autre jour qu'un damier qu'on me rapportoit et dont j'avois fait raccommoder les cases, du consentement de ses collègues, renfermoit une correspondance; il le défit en entier, et ne trouvant rien, il fit recoller les cases en sa présence.
Un jeudi, ma femme et son amie étant venues au Temple, comme de coutume, je leur parlois dans la chambre du Conseil.
Lafamille royale qui étoit à la promenade noua aperçut, et la Reine et madame Elizabeth tiens firent un signe de tête.
Ce mouvement de simple intérêt fut remarqué de Marinot; il n'en fallut pas davantage pour qu'il fit arrêter ma femme et son amie, au moment où elles sortirent de la chambre du Conseil.
On les interrogea séparément: on demanda à ma femme qui étoit la Dame qui l'accompagnoit; elle répondit : c'est ma soeur: interrogée sur le même fait, celle-ci dit être sa cousine.
Cette contradiction servit de matière à un long procès-verbal et aux soupçons les plus graves. Marinot prétendit que cette Dame étoit un Page de la Reine déguisé.
Enfin, après trois heures de l'interrogatoire le plus pénible et le plus injurieux, on leur rendit la liberté.
Il leur fut encore permis de revenir au Temple, mais nous redoublâmes de prudence et de précaution.
Je parvenois souvent dans ces courtes entrevues à leur remettre des notes écrites avec un crayon, qui avoit échappé aux recherches des Municipaux, et que je cachois avec soin; ces notes étoient relatives à quelques informations demandées par Leurs Majestés
heureusement que, ce jour-là, je n'en avois remis aucune : si l'on avoit trouvé quelque billet sur elles, nous eussions couru tous trois les plus grands dangers.
D'autres Municipaux se faisoient remarquer par les traits les plus bizarres.
L'un faisoit rompre des macarons, pour voir si l'on n'y avoit pas caché quelques billets.
Un autre pour le même objet ordonna qu'on coupât des pêches devant lui, et qu'on en fendît les noyaux.
Un troisième me força de boire un jour de l'essence de savon destinée à la barbe du Roi, affectant de craindre que ce ne fût du poison.
A la fin de chaque repas, madame Elisabeth me donnoit à nettoyer un petit couteau à lame d'or: souvent les Commissaires me l'arrachoient des mains, pour examiner si je n'avois pas glissé quelque papier au fond de la gaine.
Madame Eliznbeth m'avoit ordonné de renvoyer à madame la duchesse de iSerent un livre de piété : les Municipaux en coupèrent les marges dans la crainte qu'on y eût écrit quelque chose avec une encre particulière.
Un d'eux me défendit un jour de monter chez la Reine pour la coiffer; il fallut que Sa Majesté vînt dans l'appartement du Roi, et qu'elle apportât elle-même tout ce qui étoit nécessaire pour sa toilette.
Un autre voulut la suivre, quand selon son, usage, elle entroit à midi dans la chambre de madame Elizabeth, pour quitter sa robe du matin; je lui représentai l'indécence de ce procédé; il insista: Sa Majesté sortit de la chambre et renonça à s'habiller.
Lorsque je recevois le linge du blanchissage, les Municipaux me le faisoient déployer pièce par pièce, et l'examinoient au grand jour.
Le livre de la blanchis-, seuse et tout autre papier servant d'enveloppe, étoient présentés au feu, pour s'assurer qu'il n'y avoit aucune écriture secrète.
Le linge que quittoient le Roi et les Princesses, étoit aussi examiné.
Quelques Municipaux cependant n'ont pas partagé la'dureté de leurs collègues; mais la plupart devenus suspects au comité de salut public, sont morts victimes de leur humanité; ceux qui existent encore ont gémi long-temps dans les prisons.
Un jeune homme, nommé Toulan, queje croyois, à ses propos, un des plus grands ennemis de la famille royale, vint un jour près de moi, et me serrant la main:
"Je ne peux, me dit-il avec mystère, parler aujourd'hui à la Reine, à cause de mes camarades; prévenez-la que la com„mission dont elle m'a chargé est faite; que, dans quelques jours, je serai de service, et qu'alors je lui apporterai la réponse."
Etonné de l'entendre parler ainsi, et craignant qu'il ne me tendît un piège.
"Monsieur, lui dis-je, vous vous trompez, en vous adressant à moi pour de pareilles commissions."
— "Non, je me trompe pas", répliqua-t-il, en me serrant la main avec plus de force, et il se retira.
Je rendis compte à la Reine de cette conversation.
Vous pouvez vous her à Toulan," me dit-elle.
Ce jeune homme fut impliqué depuis dans le procès de cette princesse avec neuf autres officiers municipaux, accusés d'avoir voulu favoriser l'évasion de la Reine, quand elle étoit encore au Temple.
Toulan périt du dernier supplice.
Leurs Majestés renfermées dans la Tour depuis trois mois n'avoient encore vu quedes officiers municipaux, lorsque, le premier novembre, on leur annonça une députation de la Convention Nationale.
Elle étoit composée de Drouet maître de poste de Sainte Menehould, de Chabot ex-capucin, de Dubois-Crancè, deDuprat, et de deux autres dont je ne me rappelle pas les noms.
La famille royale et sur-tout la Reine frémirent d'horreur à la vue de Drouet; ce député s'assit insolemment près d'elle; à son exemple, Chabot prit un siège.
La députation demanda au Roi comment il étoit traité, et si on lui donnoit les choses nécessaires.
"Je ne me plains de rien, répondit Sa Majesté, je demande seulement que la commission fasse remettre à mon valet de chambre, ou déposer au Conseil, une somme de deux mille livres, pour les petites dépenses courantes, et qu'on nous fasse parvenir du linge et d'autres vêtemens, dont nous avons le plus grand besoin."
Les Députés le lui promirent, mais rien ne fut envoyé.
Quelques jours après, le Roi eut une fluxion assez considérable à la tête: je demandai instamment qu'on fît appeler monsieur Dubois, dentiste de Sa Majesté.
On délibéra trois jours, et 'cette demande fut refusée.
La fièvre survint; on permit alors à Sa Majesté de consulter monsieur le Monnier son premier médecin.
Il seroit difficile de peindre la douleur de ce respectable vieillard lorsqu'il vit son maître.
La Reine et ses enfaiis ne quittoient presque point le Roi pendant le jour, le servoient avec moi, et m'aidoient souvent à faire son lit: je passois les nuits seul auprès de Sa Majesté.
Monsieur le Monnier venoit deux fois le jour accompagné d'un grand nombre de Municipaux: on le fouilloit, et il ne lui étoit permis de parler qu'à haute voix.
Un jour que le Roi prit médecine, monsieur le Monnier demanda à rester quelques heures: comme il se tenoit debout, pendant que plusieurs Municipaux et oient assis, le chapeau sur la tête, Sa Majesté l'engagea à prendre un siège, ce qu'il refusa par respect; les Commissaires en murmurèrent tout haut.
La maladie du Roi dura dix jours.
Peu de jours après, le jeune Prince qui couchoit dans la chambre de Sa Majesté, et que les Municipaux n'avoient pas voulu faire transférer dans celle de la Reine, eut de la fièvre.
La Reine en ressentit d'autant plus d'inquiétude, qu'elle ne put obtenir, malgré les plus vives instances, de passer la nuit auprès de son fils.
Elle lui prodigua les plus tendres soins, pendant les instans qu'il lui étoit permis de rester auprès de lui.
La même maladie se communiqua à la Reine, à madame Royale, et à madame Elizabeth.
Monsieur le Monnier obtint la permission de continuer ses visites.
Je tombai malade à mon tour.
La chambre que j'habitois étoit une pièce humide, et sans cheminée: l'abat-jour de la croisée interceptoit encore le peu d'air qu'on y respirait.
Je fus attaqué d'une fièvre rhumatique, avec une forte douleur au côté qui me força de garder le lit.
Le premier jour, je me levai pour habiller le Roi, mais Sa Majesté voyant mon état refusa mes soins, m'ordonna de me coucher, et lit elle-même la toilette de son fils.
Pendant cette première journée, monsieur le Dauphin ne me quitta presque point; cet auguste enfant m'apportoit à boire : le soir le Roi profita d'un moment oùiî paroissoit moins surveillé, pour entrer dans ma chambre il me fit prendre un verre de boisson, et me dit avec une bonté qui me fit verser des larmes:
Je voudrais vous donner moi-même des soins, mais vous savez combien nous sommes observés: prenez courage, demain vous verrez mon médecin.
A l'heure du souper, la famille royale entra chez moi, et madame Elizabeth sans que les Municipaux s'en aperçussent me remit une petite bouteille qui contenoit un loc.
Cette Princesse qui étoit fort enrhuméet s'en privoit pour moi ; je voulus la refuser, elle insista.
Après le souper, la Reine déshabilla et coucha le jeune Prince, et madame Elizabeth roula les cheveux du Roi.
Le lendemain matin, monsieur le Marinier m*ordonna une saignée, mais il falloit le consentement de la Commune pour faire entrer un chirurgien.
L'on parla de me transférer au Palais du Temple.
Craignant de ne plus rentrer dans la Tour, si j'en sortois une fois, je ne voulus plus être saigné; je fis même semblant de me trouver mieux.
Le soir de nouveaux Municipaux arrivèrent, et il ne fut plus question de me transférer*
Ttirgî demanda à passer la nuit près de moi: cette demande lui fut accordée, ainsi qu'à ses deux camarades, qui me rendirent ce service chacun à son tour.
Je restai six jours au lit, et chaque jour la famille royale venoit me voir.
Madame Elizaheth m'apportoit souvent des drogues qu'elle demandoit comme pour elle.
Tant de bontés me rendirent une partie de mes forces, et au lieu du sentiment de mes peines, je n'eus bientôt à éprouver que celui de la reconnoissance et de l'admiration.
Qui n'eût été touché de voir cette auguste famille suspendre en quelque sorte le souvenir de ses longues infortunes, pour s'occuper d'un de ses serviteurs !
Je ne dois pas oublier de rapporter ici un trait de monsieur le Dauphin, qui prouve jusqu'où alloit la bonté de son coeur, et combien il profitoit des exemples de vertu qu'il avoit continuellement sous les yeux.
Un soir après l'avoir couché, je me retirois pour faire place à la Reine et aux Princesses qui venoient l'embrasser, et lui donner le bon soir dans son lit: Madame Elizabeth, que la surveillance des Municipaux avoit empêchée de me parler, profita de cemoment pour lui remettre une petite boite de pastilles d'ipecacuanha, en lui recommandant de me la donner, lorsque je reviendrois.
Les Princesses remontèrent chez elles; le Roi passa dans son cabinet, et j'allai souper.
Je rentrai vers onze heures dans la chambre du Roi pour préparer le lit de Sa Majesté: j'étois seul, le jeune Prince m'appela à voix basse; je fus très-surpris de ne pas le trouver endormi, et craignant qu'il ne fût incommodé, je lui en demandai la cause.
"C'est, me dit-il, que ma tante m'a remis Jjune petite boîte pour vous, et je n'ai pas voulu m'endortnir sans vous la donner; il étoit temps que vous vinssiez, car mes yeux se sont déjà fermés plusieurs fois.
Les miens se remplirent de larmes, il s'en aperçut, m'embrassa, et deux minutes après, il dormoit profondément.
A cette sensibilité, le jeune Prince joignoit beaucoup de grâces, et toute l'amabilité de son âge.
Souvent par ses naïvetés, l'enjouement de son caractère, et ses petites espiègleries, il faisoit oublier à ses augustes parens leur douloureuse situation; mais il la sentoit lui-même; il se reconnoissoit, quoique si jeune, dans une prison, et sevoyoit surveillé par des ennemis.
Sa conduite et ses propos avoient pris cette réserve, que l'instinct, quand il s'agit d'un danger, inspire peut-être à tout âge: jamais je ne l'ai entendu parler ni des Tuileries, ni de Versailles, ni d'aucun objet qui auroit pu rappeler à la Reine ou au Roi, quelque affligeant souvenir.
Voyoit-il arriver un Municipal plus honnête que ses collègues? il couroit au devant de la Reine, s'empresspit de le lui annoncer, et lui disoit avec l'expression du contentement le plus marqué: Maman, c'est aujourd'hui monsieur un tel."
Un jour, comme il avoit les yeux fixés sur un Municipal qu'il dit reconnoître, celuici lui demanda dans quel endroit il l'avoit vu.
Le jeune Prince refusa constamment de répondre ; puis se penchant Vers la Reine :
"C'est, lui dit-il à voix basse, dans notre voyage de Varen nes."
Le trait suivant offre une nouvelle preuve de sa sensibilité.
Un tailleur de pierres étoit occupé à faire des trous à la porte de l'antichambre pour y placer d'énormes verroux; le jeune Prince, pendant que cet ouvrier déjeûnoit, s'amusoit avec ses outils: le Roi prit des mains de son fils le marteau et le ciseau, lui montrant comment il falloit s'y prendre.
Il s'en servit pendant quelques momens. Le maçon attendri de voir ainsi le Roi travailler, dit à Sa Majesté :
"Quand vous sortirez de cette tour , vous pourrez dire que vous avez travaillé vous-même à votre prison."
— " Ah! répondit le Roi, quand et comment en sortirai-je ?"
Monsieur le Dauphin versa des larmes: le Roi laissa tomber le ciseau et le marteau, et rentrant dans sa chambre, il s'y promena à grands pas.