Le vingt-neuf septembre, à dix heures du matin, cinq ou six Municipaux entrèrent dans la chambre de la Reine où étoit la famille royale.
L'un d'eux nommé Charbonnier fit lecture au Roi d'un arrêté du conseil de la Commune qui ordonnoit d'enlever papier, encre, plumes, crayons et même les papiers écrits, tant sur la personne des détenus que dans leurs chambres, ainsi qu'au valet de chambre et autres personnes du service de la Tour; et .lorsque vous aurez besoin de quelque chose, ajouta-t-il, Cléry descendra et écriera vos demandes sur un registre qui restera dans la salle du Conseil."
Le Roi et sa famille, sans faire la moindre observation, se fouillèrent, donnèrent leurs papiers, crayons , nécessaires de poche, etc.
Les Commissaires visitèrent ensuite les chambres , les armoires , et emportèrent les objets désignés par l'arrêté.
Je sus alors par un Municipal de la députation, que le soir même le Roi seroit transféré dans la grande tour ; je trouvai le moyen d'en faire avertir Sa Majesté par madame Elizabeth.
En effet, après le souper , comme le Roi quittoit la chambre de la Reine pour remonter dans la sienne, un Municipal lui dit d'attendre, le Conseil ayant quelque chose à lui communiquer.
Un quart d'heure après, les six Municipaux qui le matin avoient enlevé les papiers, entrèrent et firent lecture au Roi d'un second arrêté de la Commune, qui ordonnoit sa translation dans la grande tour.
Quoique instruit de cet événement, le Roi en fut de nouveau très-vivement affecté; sa famille désolée cherchoit à lire dans les yeux des Commissaires, jusqu'où devoient setendre leurs projets ; ce fut en la laissant dans les plus vives alarmes que le Roi reçut ses adieux: et cette séparation qui annonçoit déjà tant d'autres malheurs, fut un des momens les plus cruels que Leurs Majestés eussent encore passé au Temple.
Je suivis le Roi dans sa nouvelle prison.
L'appartement du Roi dans la grande tour n'étoit point achevé, il n'y avoit qu'un seul lit et aucun meuble : les peintres et les colleurs y travailloient encore, ce qui çausoit une odeur insupportable, et je craignis que Sa Majesté n'en fût incommodée.
On me destinoit pour logement une chambre très-éloignée de celle du Roi ; j'insistai fortement pour en être rapproché.
Je passai la première nuit sur une chaise auprès de Sa Majesté ; le lendemain le Roi n'obtint qu'avec beaucoup de difficulté, qu'on me donnât une chambre à côté de la sienne.
Après le lever de Sa Majesté, je voulus me rendre dans la petite tour, pour habiller le jeune Prince, les Municipaux s'y refusèrent.
L'un d'eux nommé Véron, me dit;
"Vous n'aurez plus de communicatîon avec les prisonnières , votre maître non plus, il ne doit pas même revoir ses enfans."
A neuf heures, le Roi demanda qu'on le conduisit vers sa famille.
"Nous n'avons point d'ordres pour cela," dirent les Commissaires.
Sa Majesté leur fit quelques observations : ils ne répondirent pas.
Une demi-heure après, deux Municipaux entrèrent suivis d'un garçon servant qui apportoit au Roi un morceau de pain et une carafe de limonade, pour son déjeûner; le Roi leur témoigna le désir de dîner avec sa famille : ils répondirent qu'ils prendroient les ordres de la Commune.
"Mais, ajouta le Roi, mon valet de chambre peut descendre, c'est lui qui a soin de mou fils, et rien n'empêche qu'il ne continue de le servir."
— " Cela ne dépend pas de nous ", dirent les Commissaires, et ils se retirèrent.
J'étois alors dans un coin de la chambre accablé de douleur, et livré aux réflexions les plus déchirantes sur le sort de cette auguste famille.
D'un côté, je voyois les souffrances de mon maître; de l'autre, je me représentais le jeune Prince abandonné peut-être à d'autres mains.
On avoit déjà parlé de le séparer de Leurs Majestés; et quelles nouvelles souffrances cet enlèvement ne causeroit-il pas à la Reine!
J'étois occupé de ces affligeantes idées, lorsque le Roi vint à moi, tenant à la main le pain qu'on lui avoit apporté; il m'en présenta la moitié, et me dit:
" Il paroît qu'on a oublié votre déjeûner, prenez ceci, j'ai assez du reste."
Je refusai, mais il insista : je ne pus retenir mes larmes, le Roi s'en aperçut, et laissa couler les siennes.
A dix heures, d'autres Municipaux amenèrent les ouvriers, pour continuer les travaux de l'appartement.
Un de ces Municipaux dit au Roi, qu'il venoit d'assister au déjeûner de sa famille, et qu'elle étoit en bonne santé.
" Je vous remercie, répondit le Roi; je vous prie de lui donner de mes nouvelles, et de lui dire que je me porte bien. Ne pourrois-je pas, ajouta-t- il, avoir quelques livres que j'ai laissés dans la chambre de la Reine: vous me feriez plaisir de me les envoyer, car je n'ai rien à lire."
Sa Majesté indiqua les livresqu'elle désiroit : ce Municipal consentît à la demande du Roi, mais ne sachant pas lire, il me proposa de l'accompagner.
Je me félicitai de l'ignorance de cet homme, et je bénis la providence de m'avoir ménagé ce moment de consolation.
Le Roi me chargea de quelques ordres, ses yeux me dirent le reste.
Je trouvai la Reine dans sa chambre entourée de ses enfans et de madame Elizabeth: ils pleuroient tous, et leur douleur augmenta à ma vue; ils me firent mille questions sur le Roi , auxquelles je ne pus répondre qu'avec réserve.
La Reine s'adressant aux Municipaux qui m'avoient accompagné , renouvela vivement la demande d'être avec le Roi, au moins pendant quelques instans du jour et à l'heure des repas.
Ce n'étoient plus des plaintes, ni des larmes c'étoient des cris de douleur . . .
"Eh bien! ils dîneront ensemble aujourd'hui, dit un officier municipal, mais comme notre conduite est subordonnée aux arrêtés de la Commune, nous ferons demain ce qu'elle prescrira."
Ses collègues y consentirent.
A la seule idée de se retrouver encore avec le Roi, un sentiment qui tenoit presque de la joie vint soulager cette malheureuse famille.
La Reine tenant ses enfans dans ses bras, madame Elizabeth les mains élevées vers le ciel, remercioient Dieu de ee bonheur inattendu, et offroient le spectacle le plus touchant.
Quelques Municipaux ne purent retenir leurs larmes (ce sont les seules que je leur ai vu répandre dans cet affreux séjour)
L'un d'eux, le cordonnier Simon, dit assez haut:
"Je crois que » ces b . . . de femmes me feroient pleurer" et s'adressant ensuite à la Reine :
"Lorsque vous assassiniez le peuple le dix août, vous ne pleuriez point."
— "Le peuple est bien trompé sur nos sentimens," répondit la Reine.
Je pris ensuite les livres que le Roi m'avoit demandés et les lui portai : les Municipaux entrèrent avec moi pour annoncer à Sa Majesté qu'elle verroit sa famille.
Je dis à ces Commissaires que je pouvois sans doute continuer de servir le jeune Prince et les Princesses, ils y consentirent.
J'eus ainsi occasion d'apprendre à la Reine ce qui s'étoit passé, et tout ce qu'avoitsouffert le Roi depuis qu'il l'avoît quittée.
On servit le dîner chez le Roi, où sa famille se rendit, et par les sentimens qu'elle fit éclater, on put juger des craintes qui l'avoient agitée; on n'entendit plus parler de l'arrêté de la Commune , et la famille royale continua de se réunir aux heures des repas , ainsi qu'à la promenade
Après le diner, on fit voir à la Reine l'appartement qu'on lui préparoit au-dessus de celui du Roi : elle sollicita, les ouvriers d'achever promptement , mais ils n'eurent fini qu'au bout de trois semaines.
Dans cet intervalle, je continuai mon service, tant auprès de Leurs Majestés, qu'auprès du jeune Prince et des Princesses; leurs occupations furent à-peu-près les mêmes.
Les soins que le Roi donnoit à l'éducation de son fils n'éprouvèrent aucune interruption, mais ce séjour delà famille royale dans deux tours séparées , en rendant la surveillance des Municipaux plus difficile, la rendoit aussi plus inquiète.
Le nombre des Commissaires étoit augmenté, et leur défiance me laissoit bien peu de moyens pour être instruit de ce qui se passoit au dehors : voici ceux dont je Jîs usage.
Sous le prétexte de me faire apporter du linge et d'autres objets nécessaires, j'obtins la permission que ma femme vînt au Temple une fois la semaine; elle étoit toujours accompagnée d'une dame de ses amies, qui passoit pour une de ses parentes.
Personne n'a prouvé plus d'attachement que cette dame à la famille royale, par les démarches qu'elle a faites et les risques qu'elle a courus en plusieurs occasions.
A leur arrivée, on me faisoit descendre dans la chambre du Conseil, mais je ne pouvois leur parler qu'en présence des Municipaux; nous étions observés de près, et les premières visites ne remplirent pas mon but.
Je leur fis alors comprendre de ne venir qu'à une heure de l'après-midi, c'étoit le moment de la promenade, pendant laquelle la plupart des officiers municipaux suivoient la famille royale ; il n'en restoit qu'un dans la chambre du Conseil, et lorsque c'étoit un homme honnête, il nouslaissoit un peu plus de liberté, sans cependant nous perdre de vue.
Ayant ainsi la facilité de parler sans être entendu, je leur demandois des nouvelles des personnes à qui la famille royale prenoit intérêt, et je m'informois de ce qui se passoit à la Convention.
C'étoit ma femme qui avoit engagé le crieur dont j'ai déjà parlé, à venir chaque jour se placer près des murs du Temple, et à crier , à plusieurs reprises , le précis des journaux.
Je joignois à ces notions ce que je pouvois apprendre de quelques Municipaux , et sur-tout d'un serviteur très-fidelle nommé Turgi, garçon servant de la bouche du Roi, qui, par attachement pour Sa Majesté, avoit trouvé le moyen de se faire employer au Temple, avec deux de ses camarades, Marchand et Chrétien.
Ils apportaient dans la Tour les repas de la famille royale, préparés dans une cuisine assez éloignée ; ils étoient en outre chargés des commissions d'approvisionnemens , et Turgi qui partageoit avec eux cet emploi, sortant du Temple, à son tour, deux ou trois fois la semaine, pouvoit s'informer de cequi se passoit.
La difficulté étoit de m'instruire de ce qu'il avoit appris; on lui avoit défendu de me parler, à moins que ce ne fût pour le service de la famille royale, mais toujours en présence des Municipaux ; lorsqu'il vouloit me dire quelque chose, il me faisoit un signe convenu, et je cherchois à l'entretenir sous différens prétextes.
Tantôt je le priois de me coiffer: madame Elizabeth qui connoissoit mes relations avec Turgi, causoit alors avec les Municipaux; j'avois ainsi le temps nécessaire pour nos conversations: tantôt je lui donnois l'occasion d'entrer dans ma chambre; il saisissoit ce moment pour placer sous mon lit les journaux, mémoires et autres imprimés qu'il avoit à me remettre.
Lorsque le Roi ou la Ruine désiroient quelques éclaircissemens du dehors, et que le jour où ma femme devoit venir étoit éloigné, j'en chargeois encore Turgi: si ce n'étoit pas son jour de sortie, je foignois d'avoir besoin de quelque objet pour le service de la famille royale;
"Ce sera pour un autre jour", me disoit-il.
— "Eh bien!, lui répondois-je d'un air indifférent, le Roi attendra."
Je voulois en parlant ainsi engager les Municipaux à lui donner l'ordre de sortir: souvent il le recevoit, et le même soir, ou le lendemain matin, il me donnoit les détails que je désirois.
Nous étions convenus de cette manièie de nous entendre, mais il falloit prendre garde de ne pas employer une seconde fois les mêmes moyens, devant les mêmes Commissaires.
De nouveaux obstacles se présentoient pour rendre compte au Roi de ce, que j'avois appris.
Le soir, je ne pouvois parler à Sa Majesté qu'au moment où l'on relevoit les Municipaux, et à son coucher.
Quelquefois je pouvois lui dire un mot le matin, quand ses gardiens n'étoient pas encore en état de paroître à son lever; j'aifectois de ne pas vouloir entrer sans eux, mais en leur faisant sentir que Sa Majesté m'attendoit.
Me permettaient-ils d'entrer; je tirois aussitôt les rideaux du lit du Roi, et pendant que je le chaussois, je lui parlois sans être vu ni entendu.
Le plus souvent, mes espérances étoient trompées, et les Municipaux me forçoient d'attendre la fin de leur toilette, pour m'accompagner chez Sa Majesté.
Plusieurs d'entre eux me traitoient même avec dureté; les uns m'ordonnoient le matin d'enlever leurs lits de sangle, et le soir, me forçoient de les replacer; les autres me tenoient sans cesse des propos insultans: mais cette conduite me fournissoit de nouveaux moyens d'être utile à Leurs Majestés.
N'opposant aux Commissaires que de la douceur et de la complaisance, je les captivois presque malgré eux: je leur inspirois de la confiance sans qu'ils s'en aperçussent, et je parvenois souvent à savoir d'eux-mêmes ce que je voulois apprendre.
Tel étoit le plan que je suivois avec tant de soin depuis mon entrée au Temple, lorsqu'un événement aussi bizarre qu'inattendu me fit craindre d'être séparé pour toujours de la famille royale.