Mohammed Dervish Khan, le portrait d'une France au bord de la RévolutionBOUM
Le 30 janvier 2019, le Portrait de Mohammed Dervish Khan peint par Élisabeth Vigée Le Brun en 1788 s’envolait pour 7,18 millions de dollars à New York [6,34 millions d'euros], un record absolu pour une femme peintre de la période pré-moderne. La «femme triomphante», du nom de la vente organisée par Sotheby’s, qui dut attendre 2015 pour se voir consacrer une exposition monographique dans son propre pays, tenait là sa revanche.
Plus que la somme obtenue, c’est la charge historique de ce tableau capturant l’essence de l’instant avant le tournant, qui fascine.
Le «tigre de Mysore» et ses tonneaux de diamants
En 1788, le tyrannique Tipû Sâhib (ou Tipû Sultân) peut s’enorgueillir d’avoir fait de son royaume de Mysore, dans le sud de l’Inde, un poids lourd économique. Des ingénieurs et artisans chinois, français ou anglais ont été recrutés pour former la main-d’œuvre locale. C’est à Mysore qu’ont été inventés les premiers lance-roquettes en fer, grâce auxquels le peuple indien a infligé une cuisante défaite à l'Angleterre en 1784, avec l’appui de ses alliés français.
Quelques années plus tard, Louis XVI est inquiet: à la suite de la Révolution américaine, la dette publique s’est envolée et le peuple gronde. Le roi signe un accord de paix avec son rival d'outre-Manche.
Mais Tipû Sultân n’en démord pas: il réitérera leur alliance militaire contre les Britanniques. Un an avant la Révolution française, il dépêche Mohammed Dervish Khan et deux autres diplomates mysoriens à Paris, dans l'espoir de convaincre Louis XVI.
La légende du «tigre de Mysore» a précédé l’aréopage. Une gravure satirique d’Haidar Alî, père de Tipû, administrant une fessée déculottée à un officier anglais, un soldat français hilare en arrière-plan tendant des branches pour fouetter l’ennemi commun, a connu un grand succès populaire.
L’arrivée des représentants n’en est que plus attendue, et les rumeurs abondent: «Le peuple dit qu'il y aura trois tonneaux de diamants qu'on roulera dans la galerie des Glaces», rapporte le directeur de la Manufacture royale de Sèvres.
- Toujours se méfier de la presse anglaise
Sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, avides d’établir la suprématie française dans les domaines militaire, culturel et économique, les échanges avec l’empire Ottoman ou le royaume de Siam et leurs cadeaux somptuaires ont nourri un certain goût pour l’exotisme –et emballé les imaginations. Le fantasme s’en mêle; des gravures montrent les visiteurs coiffés de turbans parés de gemmes et piqués de plumes colorées, vêtus d’extraordinaires soieries et couverts de joyaux.
La réalité est toute autre: dans les coffres de Khan se trouvent des échantillons de la production du royaume de Mysore, apportés dans l’espoir de renforcer les échanges commerciaux, mais aucune rivière de diamants. Le ministre de la Marine va jusqu’à déconseiller d’exposer les cadeaux pendant l’audience royale, car «au moins cent journaux, français et étrangers» y assisteront et pourraient exposer le roi à des moqueries, «surtout dans la presse anglaise».
Il faut soigner l’image de la France et calmer le jeu. Les soieries lyonnaises se portent mal et même la toile de Jouy est imprimée sur du coton acheté à bas prix en Angleterre. Le peuple reproche au roi les dettes provoquées par les guerres, mais également d’être trop friand de produits étrangers, au risque d’affaiblir encore l’industrie française.
À l’arrivée des trois diplomates en octobre 1788, l’«Indomania» enfièvre pourtant Paris. Accueillis comme des rock stars, leurs faits et gestes sont quotidiennement détaillés dans le Journal de Paris. Avant de découvrir Versailles, ils profitent des joies de la vie parisienne pendant trois mois.
À l'opéra, la peintre Élisabeth Vigée Le Brun tombe en arrêt devant les étrangers et décide coûte que coûte de les peindre.
- Influenceuse avant l’heure
Fait rarissime pour une femme de l’époque, Élisabeth-Louise Vigée Le Brun (1755-1842) s’est imposée comme l’une des portraitistes de la cour. Financièrement indépendante et jalousée, elle n’a jamais renoncé devant les obstacles.
Dès l’adolescence, elle parvient à gagner sa vie comme portraitiste, avant de voir son petit commerce illicite pénalisé d’une amende. Elle se bat ensuite pour entrer à l’Académie de Saint-Luc; les femmes ne pouvant peindre d’homme nu, l’accès leur était interdit. En 1774, elle entre à l’Académie royale de peinture –un exploit, d’autant que son mariage avec un marchand d’art a généré une levée de boucliers.
«Influenceuse» à la mode du XVIIIe siècle, très connectée, Vigée apprécie toute publicité, même négative: en 1787, elle sourit à pleines dents dans son Autoportrait avec [sa] fille Julie, à l’encontre des règles observées en peinture depuis l’Antiquité. Le Voici de l’époque, Mémoires secrets, s’offusque de son arrogance et son manque de goût, «jamais vu depuis les Anciens»!
Protégée par Marie-Antoinette, l’effrontée n’en est pas à son premier scandale. En 1783, elle a représenté la reine vêtue d’une simple robe de mousseline de coton, provoquant un tollé –visant les deux femmes– face à tant d’impudeur et de manque de grandeur dans la représentation royale.
Avec de tels antécédents, rien d’étonnant à ce que la portraitiste s’entête, en 1788, à vouloir peindre Mohammed Dervish Khan et ses acolytes. Cela semble impossible: à l'époque, la religion musulmane n'encourage pas les figurations réalistes –avant 1900, rares sont les portraits de musulmans réalisés d'après modèle vivant, non idéalisés. Quant à poser pour une femme, c’est absolument sans précédent; l'affront ne peut être admis.
Astucieuse et débordant de confiance en elle, Vigée Le Brun manœuvre, par l'entremise de Marie-Antoinette, pour obtenir de Louis XVI une demande officielle. Khan n'a d'autre choix qu'accepter de poser pour la portraitiste. Les séances se déroulent dans les appartements des diplomates.
http://www.slate.fr/story/173616/histoire-art-portrait-mohammed-dervish-khan-elisabeth-vigee-le-brun-revolution