Dans la série des faits de société, l'article que je vais partager donne plein d'infos.
Dans l'imaginaire occidental, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, les concepts de masculinité et de féminité sont envisagés en termes de degrés plutôt qu'en termes d'opposition. Si des expérimentations anatomiques de plus en plus poussées mettent en question les anciennes croyances sur le corps humain, ces nouvelles connaissances peinent à remplacer les anciennes doctrines de Platon ou de Galien dans l’imaginaire collectif. Ainsi la femme n’est-elle généralement considérée que comme un mâle affaibli, moins parfait. Dans le même temps, la construction des deux sexes sous forme de continuité plutôt que de clivage ouvre la porte à la confusion et au brouillage des catégories rendant plus facile l'expérimentation relative aux degrés intermédiaires entre les deux extrémités. Dès lors, il n'est pas surprenant de constater que le XVIIe siècle est souvent beaucoup plus tolérant que les siècles suivants envers les différentes pratiques et représentations culturelles qui mettent en question la distinction nette des deux genres. Parallèlement, cette même société exige une distribution claire et inviolable des rôles et s'appuie, ce faisant sur une vision extrêmement sexuée de l'Homme.
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Virilité et AndrogynieAu XVIIe siècle, le modèle de virilité se transforme de manière sensible, l'idéal chevaleresque du Moyen Âge se trouvant concurrencé par une conception plus raffinée de la masculinité. Dans le contexte de la galanterie, l'homme viril se devant d’être aussi honnête homme c’est, paradoxalement, dans son commerce avec les femmes qu'il manifeste sa parfaite maîtrise du nouvel idéal. Néanmoins, si le modèle viril s'adoucit en adoptant des traits réservés jusque-là au féminin, l'adjectif qualificatif « efféminé » garde sa connotation négative d'un homme mou et voluptueux, « devenu semblable à la femme[1] ». En même temps que l'image de la virilité évolue, celle de la féminité devient modèle de civilité, tout en restant associée à la mollesse et la fragilité. Dès lors, l'identité masculine oscille entre vivacité virile et raffinement féminin, tout en devant éviter de trop s’efféminer. La masculinité devient ainsi une convention sociale, accessible aux hommes aussi bien qu'aux femmes[2]. Ou, pour le dire autrement, si la virilité s'inspire de caractéristiques féminines, la femme peut, elle aussi, emprunter certains traits masculins. Furetière par exemple cite le meurtre de Holoferne par Judith comme « action virile[3] ». La confusion qui résulte de ce réaménagement des genres se reflète dans les représentations artistiques de l'époque. La peinture comme la littérature témoignent alors d'une fascination pour l'androgynie naturelle de la jeunesse. On pourrait aussi s'interroger sur l'androgynie comme nouvel idéal de beauté, prônant une esthétique de l'ambiguïté et de l'éphémère, ainsi que sur son lien avec la conception de la jeunesse. Jusqu'à quel âge l'androgynie d'un homme est-elle considérée comme charmante ? Où situer le seuil entre androgyne et efféminé ? Qu'en est-il de l'androgynie des filles ? Et quels sont les codes permettant de fixer la représentation des deux genres ? Enfin, la représentation des anges, êtres asexués et androgynes par excellence, permet-elle d'apporter des éléments supplémentaires à cet idéal de beauté ?
Le travestissementL'androgynie conditionne une pratique qui pousse le brouillage des genres à son extrême : le travestissement. Pratique sociale aussi bien que motif littéraire, le travestissement se présente sous de multiples formes. De L'Astrée aux Mémoires de l'Abbé de Choisy, le thème est constamment réinvesti. Tantôt pur divertissement, tantôt outil pour faire avancer l'intrigue plutôt que finalité en soi, le travestissement s’accompagne souvent d'une véritable interrogation sur l'identité humaine. Notamment lorsqu’un ou plusieurs protagonistes sont travestis dès leur naissance, la question de l'identité, du naturel aliénable, mais aussi du rapport entre les deux sexes se révèlent incontournables. « L'histoire de Diane » de L'Astrée, Iphis et Iante, pièce de théâtre d'Isaac de Benserade, Frédéric de Sicile de Catherine Bernard ou encore L'Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville de l'abbé de Choisy en sont autant de variations de ce motif, mettant en scène des situations à la fois semblables et différentes. Chacun de ces récits s'appuie, pour faire avancer son intrigue, sur des quiproquos fréquents qui ébranlent les certitudes relatives aux deux genres. Ce jeu du travestissement étant exclusivement pratiqué par des personnages juvéniles, il donne souvent lieu à l'expression d'un sujet qui se cherche, à une interrogation sur le caractère éphémère de la jeunesse et sur la formation du moi. Peut-on y voir déjà les prémisses ce qu'on appelle souvent la « naissance de l'individu moderne » ? En effet, comment les jeunes protagonistes perçoivent-ils leur sexualité ? A quel sexe se sentent-ils appartenir ? Dans le contexte de l'âge classique, le travestissement peut-il véritablement toucher à l'identification intérieure du protagoniste ou reste-t-il toujours, si ce n'est pur jeu, pour le moins un phénomène purement extérieur, s'appuyant sur l'esthétique androgyne ?
On observera que le travestissement est toujours un jeu avec les limites des convenances sociales et biologiques. Ainsi sommes-nous invités à interroger ces limites. Jusqu'à quel âge, le travestissement reste-t-il envisageable ? Ses conditions et ses conséquences sont-elles les mêmes pour l'homme et pour la femme ? Si l'âge classique accepte, sous certaines conditions, qu'un homme choisisse une apparence, voire une conduite féminine – avec l'abbé de Choisy et Philippe d'Orléans nous en avons même des exemples historiques illustres –, qu'en est-il lorsque, au contraire, une femme se travestit en homme ? Une fille peut-elle endosser définitivement un rôle masculin ? Se pose alors la question du dénouement, moment où le cadre social s’impose avec toute sa pesanteur. Entre le dévoilement de l'identité véritable, la mort héroï-tragique du protagoniste travesti, et la véritable transformation sexuelle par intervention divine, quels messages le travestissement nous livre-t-il sur l'identité sexuelle, les lois naturelles du monde ou encore le fonctionnement social transportés par les textes ? Le théâtre enfin permettra de compléter notre réflexion sur les jeux de représentation.
Genre, sexualité, identitéMais l'androgynie et le travestissement invitent également à une interrogation plus générale sur l'identité humaine. En effet, le travestissement fonctionne surtout grâce à une androgynie propre à la jeunesse. Ainsi, dans ses mémoires, l'abbé de Choisy souligne à plusieurs reprises l'impossibilité de continuer ce jeu au-delà d'un certain âge, alors que d'Urfé affirme que, dans la jeunesse, il est difficile de faire une distinction nette entre traits masculins et féminins. Dès lors, on peut se demander si le clivage des genres ne s'impose qu'à partir d'un certain âge et lequel. En effet, avant de « passer aux hommes », les garçons sont éduqués dans un univers majoritairement féminin, leurs habits mêmes se confondant avec ceux des filles du même âge. Les enfants seraient avant tout des « anges sans genre[4] », la représentation sexuée n'intervenant que plus tard dans la vie humaine. En même temps, on peut observer que la répartition des rôles occupe une place importante dans l'éducation et se manifeste même depuis la naissance, comme on peut le voir dans la manière dont l'entourage du petit Louis XIII insiste sur la puissance virile de ses parties intimes comme représentation de son pouvoir royal[5]. En revanche, qu'en est-il de l'éducation peu conventionnelle d'une Mme de La Guette par exemple, qui apprend à monter à cheval et à manier l'épée ?
Enfin, la pratique du travestissement peut souvent être associée à l'évocation de relations homosexuelles ou pour le moins homosociales. Dans certains cas, historiques notamment, l'homosexualité effective, de Philippe d'Orléans par exemple, est liée au goût pour ce jeu avec les genres. Plus souvent, les rapports homosexuels restent de l'ordre de la suggestion. Égarés dans leur jeu de travestissement, les jeunes protagonistes sont troublés par l'affection qu'ils ressentent pour un personnage qu'ils croient du même sexe. Ou, au contraire, une jeune héroïne tombe amoureuse d'un garçon qui se révèle être en vérité une femme, comme c'est le cas d'Iphis et Iante où la question d'une sexualité entre femmes est abordée avec autant d'audace que de sensibilité. En même temps, l'exemple de l'abbé de Choisy ne suggère-t-il pas une réflexion sur la perception de l'homosociabilité féminine ? En effet, dans son déguisement de femme, Choisy entretient des relations équivoques avec nombre de jeunes filles, tolérées par la société sous prétexte de l'innocence d'une relation qui s'approcherait de celle que peuvent entretenir deux sœurs.
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