Partis au mois de février 1794, de notre département, au nombre de quarante, sur des chariots couverts, escortés par la garde nationale et la gendarmerie, nous arrivâmes au bout de huit jours de marche à Rochefort, après avoir été tantôt mal accueillis sur notre passage: souvent hués et menacés, quelquefois reçus seulement avec indifférence, couchant parfois dans les hôtelleries, gardés à vue, parfois aussi dans les prisons ou des maisons de forces, passant la nuit, ici sur de simples matelas, sur de la paille infecte et pleine de vermine
Ce fut la veille des Cendres que nous mîmes pied à terre à Rochefort, à nuit close on nous enferma, sur le champ, aux capucins, dans le ci-devant réfectoire de ces religieux, avec une quinzaine de forçats ou galériens, qui s'empressèrent aussitôt de fraterniser avec nous, en quoi, certes, ils pensoient user d'une grande générosité à notre égard, car il n'y en avoit pas un qui ne se crût cent fois plus honnête homme que nous
Mais le local étant trop resserré pour contenir au aussi grand nombre de détenus avec tous leurs effets et les lits des galériens, on détacha dix d'entre nous pour aller loger à St Maurice, autre maison d'arrêt fort éloignée
Dès ce moment nous ne communiquâmes plus avec eux, jusqu'à l'époque où nous nous rejoignîmes pour aller pourrir ensemble sur les vaisseaux on peut penser si cette si cette séparation de nos chers et respectables confrères, avec qui, jusque-là tout nous avoit été commun, fut sensible à nos cœurs déjà attristés de tout ce qu'ils voyoient
Nous n'osâmes pas cependant faire la moindre représentation
En effet, la suite nous apprit combien elle eût été utile, peut-être même dangereuse
On ne nous parla, ce premier soir, de rien absolument: on ne nous dit, ni pour combien de temps nous étions là, ni comment nous y subsisterions, ni de quelle manière nous y passerions la nuit, etc...
On nous livra entièrement à nous-mêmes et à nos réflexions, sans paille, sans feu, sans lumière: je ne sais même si on nous donna du pain et de l'eau, ou si nous en fûmes absolument privés, comme le furent nos confrères de saint-Maurice
Tout ce que je me rappelle très bien, c'est que ce fut là la seule nourriture que la nation nous fournit jusqu'à notre départ pour les vaisseaux, qui fut différé d'environ cinq semaines
Il nous fut libre, à la vérité, pendant tout ce temps, de nous procurer, à nos frais, quelques substances, mais le moyen que trois pauvres femmes d'artisans, les seules avec qui on nous permit de communiquer, à travers un petit guichet fort étroit, pussent donner à manger à plus de quarante détenus, dont la plupart (c'est-à-dire, tous les prêtres déportés) observoient strictement la loi de l'abstinence? car les alimens maigres et le bois étoient extrêmement rares et d'une cherté horrible: en sorte que nos pourvoyeuses qui achetoient du jour au jour, pouvoient à peine se procurer quelques fèves de marais ou quelques pommes de terre, pour le plus petit nombre d'entre nous et quelquefois ne pouvoient les apprêter, à défaut de bois; d'où il arrivoit que nous étions souvent incertains, à midi ou midi et demi, qui étoit l'heure à laquelle nous rompions le jeûne, si nous aurions autre chose à dîner que notre pain mal cuit et grossier, et notre eau de puits
Nous étions cependant mieux nourris encore que couchés
nous reposâmes pendant plusieurs nuits comme nous pûmes, les uns sur la table à manger, ou sur les banquettes, qui étoient autour de notre prison; les autres sur le plancher nu, ayant nos prote-manteaux pour oreillers
Enfin, pourtant, on nous donna quelques matelas et quelques couvertures, le tout sans draps, en petite quantité relativement à notre nombre, et d'une mal-propreté à faire peur
C'est là que nous couchâmes deux à deux, trois à trois, au pied des lits des galériens, car ces honnêtes gens avoient chacun un lit, tandis que nous couchions à plate terre