Bonne nouvelle
Censure célèbre, "La Religieuse" de Rivette ressort au cinéma.
Si vous ne vous souvenez pas très bien du film, ce visage inoubliable
Il ressort mercredi, 52 ans après sa censure, restée parmi les plus célèbres du cinéma français : en 1966, "Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot" de Jacques Rivette était interdit. "A l'époque, on ne comprenait pas", se souvient Anna Karina, interprète du film.
En tournant en 1965 cette adaptation de "La Religieuse" de l'écrivain et philosophe Denis Diderot (1713-1784), qui ressort mercredi en France dans une copie restaurée, Jacques Rivette, cinéaste de la Nouvelle Vague dont c'était le deuxième long métrage, ne pensait pas créer une affaire d'État.
"Nous n'avons pas cherché le scandale", dit-il en 1966. "Ce film n'attaque pas les religieuses ou la religion. Il met juste en cause les fondements de la vie monastique dans des termes extrêmement nobles, de réflexion.
"La Religieuse" raconte l'histoire d'une jeune fille que ses parents forcent à entrer au couvent contre son gré au XVIIIe siècle. Elle va être la proie d'une supérieure sadique, puis subir les avances amoureuses et sexuelles de sa nouvelle abbesse.
Le scénario de Jacques Rivette et Jean Gruault, sur une idée du producteur de la Nouvelle Vague Georges de Beauregard, donne d'abord lieu en 1963 à une pièce de théâtre, jouée au Studio des Champs-Élysées dans une mise en scène de Jean-Luc Godard, avec Anna Karina, son épouse, déjà dans le rôle titre.
"C'est un grand souvenir pour moi. J'étais encore très jeune", raconte à l'AFP Anna Karina, icône des sixties, qui n'avait alors que 22 ans et pour laquelle ce rôle était "un cadeau".
"J'avais beaucoup travaillé. C'était une très belle adaptation. Il y avait de l'émotion", se rappelle-t-elle, en citant les acteurs et actrices français venus voir la pièce : Delphine Seyrig, Brigitte Bardot, Alain Cuny...
Mais si celle-ci n'est pas un grand succès et ne déclenche aucun scandale, le film va connaître un destin bien différent.
"Gouvernée par le général de Gaulle, la France ne plaisante pas avec la morale", explique le journaliste Jean-Luc Douin, spécialiste de la censure au cinéma, qui rappelle que "Les Liaisons dangereuses 1960" de Roger Vadim avait déjà "enflammé le pays". "Le Petit soldat" de Jean-Luc Godard, sur la Guerre d'Algérie, premier film d'Anna Karina, avait lui été interdit en 1960.
L'annonce du film de Rivette va "émouvoir la frange conservatrice de la population", ajoute-t-il, cité dans le dossier de presse.
"Ministre de la Kultur" Dès 1965, des associations de parents d'élèves de l'enseignement privé et des soeurs, informées du travail de Rivette, s'alarment, alors que personne n'a vu le film.
La présidente de l'Union des supérieures majeures écrit au ministre de l'Information, Alain Peyrefitte, pour l'alerter sur "ce film blasphématoire qui déshonore les religieuses".
Le ministre lui donne l'assurance qu'il utilisera tous ses pouvoirs pour empêcher le film de nuire à l'image des religieuses.
En mars 1966, la commission de contrôle autorise la distribution du film de Rivette, qui doit être interdit aux moins de 18 ans. Mais son avis n'étant que consultatif, le secrétaire d'État à l'Information Yvon Bourges interdit, le 31 mars, la distribution et l'exportation du film.
"Ça s'est arrêté net. On ne comprenait pas", se souvient Anna Karina. "Il y avait cette histoire d'homosexualité dans le film, mais ça ne mène pas très loin quand même...".
C'est le tollé : le cinéaste Jean-Luc Godard qualifie André Malraux de "ministre de la Kultur". De nombreuses personnalités, parfois proches de l'Église, protestent à leur tour contre cette censure. Le ministre de la Culture, lui-même, n'empêche pas le film d'être projeté au Festival de Cannes 1966.
En 1967, le tribunal administratif annule la décision d'interdiction, pour vice de forme. Le nouveau ministre de l'Information, Georges Gorse, lui accorde un visa d'exploitation, mais confirme son interdiction aux moins de 18 ans. Quelque 165.000 spectateurs s'y précipitent en cinq semaines.
L'annulation de la censure sera définitivement confirmée par le Conseil d'État français en 1975.
En attendant, ce scandale aura servi le film. Interrogé pour savoir si cette affaire avait été une chance, Rivette assurera : "Sur le plan du contact avec le public, oui!".
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