Pour tous les zinzins
Jusqu’au XIXe siècle et les prémisses de la psychiatrie moderne, le religieux avait sa place dans la définition de la folie en Occident. Tantôt diabolique et haïe, tantôt considérée comme l’expression de la sagesse divine, cette dernière endossera deux visages pendant une longue période. Brève histoire de la vision du fou dans le christianisme.
Remontons à l’Antiquité grecque, moment où la figure du fou est touchée par les dieux, ou, à la limite, par les démons. Les malades mentaux sont alors considérés comme possédant une certaine sagesse: porteurs de la Vérité. Avec Pythagore, retour de balancier, le fou est responsable de sa propre maladie. C’est pourtant en Grèce qu’apparaît, dès le début du christianisme, une autre figure: le fol en Christ. La tradition commence avec saint Paul, le premier apôtre à voir Jésus ressuscité. Ainsi, deux visages de la folie existent en parallèle pendant un millénaire. Celle du malade mental touché par une force surnaturelle, positive ou négative, d’un côté; et celle du fou de Dieu, de l’autre.
Au Moyen Age, la personne en situation de maladie mentale prend le rôle peu glorieux de l’Autre, de la personne anormale. Le fou rit, ce qui ne se fait pas: le rire est le propre du Diable, d’après l’historien médiéviste Michel Pastoureau. La gaieté est folie, idée qui persistera jusqu’à la Renaissance, corroborée par l’ascétisme calviniste.
Pendant le haut Moyen Age, les pauvres et les aliénés peuvent être soignés par charité, car Jésus peut se cacher parmi eux. Dans l’imaginaire collectif, le fou séculier est lié à l’enfant (innocent spirituel), voire à la personne en situation de handicap mental (savant spirituel).
Pourtant, la folie temporelle est un vice. Elle peut être provoquée par l’acédie [dans la théologie catholique, affection spirituelle qui se manifeste par l’ennui, le dégoût de la prière et le découragement]. La dépression, la schizophrénie et leurs conséquences sont donc un péché. La maladie mentale peut également être signe de punition divine, pour quelque faute commise individuellement ou par la collectivité. Enfin, l’athée est fou de ne pas reconnaître la Vérité, celle que l’Occident chrétien considère comme absolue: Dieu.
Dès le VIIe siècle, persécutée par quelque démon, la personne atteinte de maladie psychique doit en passer par l’exorcisme. En cas d’insuccès, elle devient pupille de sa famille. Naturellement, il existe toujours la solution du bûcher pour les personnes sans influence ni structure familiale. Dès le XIIIe siècle, l’hérétique et le sorcier (possédés volontaires) flambent également. Au siècle suivant, retour aux croyances pythagoriciennes. La folie n’est plus un châtiment divin: l’être humain est à nouveau responsable de lui-même. Dès le XVIe siècle émerge enfin l’idée que la maladie mentale est liée à des lésions cérébrales.
Toujours à l’époque médiévale, le fol en Christ était aliéné parce qu’il rejetait le monde. Sa folie était considérée comme teintée de sagesse pour et par l’habitus monastique. Selon l’historien John Saward, les éléments de la sainte folie se concentrent autour d’une identification au Christ crucifié, motivant l’action; une vision eschatologique. Le fol en Christ mène une double vie, fou devant les ouailles, sérieux en privé. Dans l’imaginaire collectif, il vit dans des lieux sauvages, malgré la peur que suscite la nature au Moyen Age. Il est doté de superpouvoirs: le monde croit que la lévitation ou une rapidité hors normes lui sont familières. Voyageur, il couvre de grandes distances quand le commun des mortels reste dans son village. Il est victime d’hallucinations, mais contrairement aux psychotiques profanes, celles-ci lui viennent de Dieu. Enfin, il a un régime alimentaire spécial, souvent végétarien par choix, chose insensée dans un monde où Dieu donna aux hommes le pouvoir de vie et de mort sur les animaux. Ce fou-là ne peut ni ne doit être soigné. On n’exorcise pas Dieu, pas au Moyen Age.
Les ermites fous, dont l’austérité nuit à leur santé, fanatiques, subversifs, antisociaux, se défiaient de Pythagore, des rhéteurs et autres philosophes. Il fallait s’en remettre à la simplicité de Dieu. La fausse sagesse profane était signe de vraie folie: préférer les intérêts du temps, orgueil, ingratitude envers Dieu conduisaient à l’impiété, puis au vice.
A l’âge classique, le religieux a toujours sa place dans la définition de la folie. Pour Luther et Calvin, Dieu hait la maladie mentale et, par conséquent, humilie ledit fou. Selon cette interprétation, plus n’est besoin d’être charitable, puisque les malades se sont condamnés eux-mêmes. Jésus ne saurait être parmi eux. La déraison au XVIIe siècle, c’est l’immoralité, y compris le libertinage (philosophique ou sexuel). La figure du fou au XVIIIe siècle devient celle d’un animal. Il se comporte comme tel, imprévisible, mystérieux. Il vit à l’état de nature, par opposition à l’être civilisé, ce qui fera mal au XIXe siècle, avec la pensée évolutionniste qui craint terriblement une involution des membres de la société. Les «maladies» cessent d’être des vices de caractère (lascivité, idées révolutionnaires) et deviennent de vraies maladies psychiques (délires, hallucinations, etc.). Celles-ci sont d’abord attribuées aux humeurs, puis à des troubles des nerfs.
Les maladies mentales ne sont plus dues au plan de Dieu. Les fous de Dieu sont écartés, marginalisés. Et les aliénés risquant d’être un danger pour eux-mêmes ou pour autrui sont distingués des simples mauvais sujets. Les prémisses de la psychiatrie moderne sont posées.
* Paru dans
Diagonales n° 125, sept.-oct. 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique, www.graap.ch
Aller plus loin:
Dieu à la folie: histoire de saints fous pour le Christ, John Saward, Editions du Seuil, Oxford University Press, 1983.
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