- cassos a écrit:
- Très beau tableau, d'une expressivité remarquable.
J'y ajoute quelques explications.
Petits témoins de la Grande Histoire : le coup d'État du 18 brumaire
Le 10 novembre 1799, le député Jean Adrien Bigonnet siège au Conseil des Cinq-Cents quand le général Bonaparte intervient et se fait conspuer. Par Frédéric Lewino
La jeune République française de l'An VIII est devenue ingouvernable. Entre les cinq directeurs du Directoire et le corps législatif, c'est un affrontement incessant. Un des directeurs, Sieyes, désireux de renforcer le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, décide d'organiser un coup d'État. Il a le soutien financier des grandes fortunes de l'époque. Le général Bonaparte, revenant d'Égypte, accepte de se mettre au service de Sieyes. Sous prétexte d'un complot jacobin, les deux assemblées (le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents) sont délocalisées au château de Saint-Cloud, près de Paris. Ainsi les Parisiens ne pourront pas s'opposer physiquement au coup d'État.
Le 19 brumaire (10 novembre), le Conseil des Cinq-Cents, présidé par Lucien Bonaparte, est rétif à adopter le projet de Sieyes. Le général Bonaparte décide alors d'intervenir. La suite nous est racontée par notre témoin, le député Jean Adrien Bigonnet, qui condamnera ultérieurement ce coup d'État qui porte Bonaparte au pouvoir.
« … Les baïonnettes paraissent à la porte de la salle : aussitôt, le conseil est debout ; tous les yeux se tournent de ce côté. Le tumulte s'accroît à mesure que l'on voit avancer des hommes armés : le cri de hors-la-loi se fait entendre de toutes parts.
Placé en ce moment auprès de la tribune, je me porte au-devant d'un officier que j'aperçois à la tête de quelques grenadiers, et que je reconnais pour celui que l'on m'a dit, il y a peu d'instant, être le général Bonaparte. “Que faites-vous ?” lui dis-je, en le saisissant par les deux bras. “Que faites-vous ? Téméraire ! Retirez-vous, vous violez le sanctuaire des lois.”
Moins étonné sans doute de cette apostrophe et du faible mouvement que je fais pour le repousser que de l'attitude, tout à la fois majestueuse et menaçante, d'une assemblée des représentants de la nation, dont plusieurs quittent leurs places et marchent vivement à sa rencontre, ce militaire se trouble, se retire au milieu de sa garde, et disparaît avec elle.
- À bas les dictateurs, à bas les tyrans !
Son éloignement ne fait que redoubler l'agitation. Le bureau se trouve à l'instant assiégé par un grand nombre de députés qui accablent le président (Lucien Bonaparte) des plus amers reproches. Je monte auprès de lui ; je lui témoigne ma surprise d'une démarche qui menace la représentation nationale de dissolution, et la République des plus affreux déchirements : “Non, me dit-il, avec la plus grande émotion ; l'on se trompe ; mon frère n'a que des desseins généreux et favorables à la liberté. J'ai même tout lieu de croire qu'il ne se présentait au conseil que pour remettre des pouvoirs dont il a dû déjà sentir la surcharge ; et si je pouvais, ajouta-t-il, parvenir à me faire entendre, il me serait facile de rendre à l'assemblée le calme que réclament les grands intérêts de la patrie.”
Après avoir reçu sa parole qu'il s'exprimerait dans ce sens, et dans l'espérance d'un heureux effet de cette explication, je fis, auprès de mes collègues qui occupaient en foule la tribune et ses avenues, les plus vives instances pour laisser la place à Lucien. Ce n'est qu'après maints et maints efforts que je parvins à en dégager le côté droit, où sa présence occasionna un moment de silence. Il en profita pour inviter les conseils à juger avec moins de rigueur la conduite de son frère. Mais, lorsque, pour mieux l'y disposer, il vint à rappeler les services de ce général, une voix s'éleva du fond de la salle, et fit entendre ces paroles : “Il vient d'en perdre tout le prix : à bas les dictateurs, à bas les tyrans !”
(Pendant ce temps Lucien a rejoint son frère Napoléon. Ils haranguent les soldats, leur faisant croire qu'un complot menace directement le général Bonaparte. Ceux-ci envahissent le Conseil des Cinq-Cents.)
À ces mots, et comme si l'orage n'eût été suspendu quelques instants que pour reprendre avec plus de fureur, le trouble devint inexprimable. C'est en vain que Talot, Destrem Scherlocj et autres proposèrent, au milieu du désordre, des mesures de sûreté, il leur fut impossible de les faire adopter. Et toi, brave officier de la garde, qui osa te présenter en annonçant que tu venais prendre les ordres du conseil, ton courageux dévouement fut aussi perdu pour la liberté ! Mais applaudis-toi ; si ton action fut sans fruit, elle est du nombre de celles qui portent avec elles une bien douce récompense.
- Au nom du général Bonaparte, le corps législatif est dissous
Cependant, Lucien avait, lorsqu'il eût perdu tout espoir de se faire entendre, déposé son manteau sur la tribune. Un détachement de grenadiers avait facilité sa sortie, et lui procura le moyen de haranguer les soldats. Chazal l'avait remplacé au fauteuil ; l'anxiété était devenue extrême ; quelques députés, j'étais de ce nombre, pressaient le conseil d'adopter la proposition de Talot, de sortir en masse, et d'aller au milieu de la force armée chercher à Paris protection et sûreté. D'autres prétendaient, au contraire, qu'il était plus digne de la représentation nationale de braver à son poste les derniers outrages de la tyrannie. Mais un détachement d'environ vingt grenadiers, précédés d'un adjudant général, qui notifia verbalement au conseil l'ordre d'évacuer la salle, mit fin à cette irrésolution. Ces soldats s'avançaient lentement ; le commandant fut abordé par le député Prudon, qui le rappela fortement au respect qu'il devait aux élus du peuple…
Le général Leclerc paraît à la tête d'un renfort d'environ cinquante hommes, en s'écriant : “Au nom du général Bonaparte, le corps législatif est dissous, que les bons citoyens se retirent : grenadiers, en avant.” Aussitôt, ce même bruit, qui avait étouffé les accents de la royauté expirante, dut servir aussi à couvrir la voix de la patrie, toujours assez puissante, quelle que soit la faiblesse de l'organe qui la fait entendre… Des tambours battent le pas de charge. Les membres du conseil se remettent en place et assis. Aussitôt la troupe pénètre jusqu'au fond de la salle, s'y forme dans toute sa longueur, et parvient à se rendre maîtresse de la place, toutefois avec une lenteur qui atteste en même temps et la répugnance des soldats et la noble résistance des députés… À cinq heures et demie, l'assemblée est dissoute.
C'est ainsi, par cette manœuvre habile, que s'opéra le renversement du gouvernement représentatif d'une nation puissante et éclairée. »
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Et je profite de cette petite intervention dans la rubrique de notre ami Sinclair pour le remercier encore. Tous les jours, je me plonge dans la lecture de ses chroniques.