Un pavé dans la mare.
- La journaliste Raphaëlle Bacqué publie une biographie de Karl Lagerfeld, qui avait verrouillé toute enquête de son vivant. Une version moins lisse d’un empereur de la mode généreux mais cruel.
On comprend mieux maintenant. Dans le déluge d’éloges qui avait suivi la disparition de Karl Lagerfeld en février, Inès de la Fressange, son mannequin star des années 1980, ne nous avait jamais rappelé. Pas envie de parler de lui. Dans « Kaiser Karl », biographie rapide et incisive de l’empereur de Chanel et icône planétaire de la mode avec son catogan et ses lunettes noires, la journaliste du « Monde », Raphaëlle Bacqué rappelle les déclarations fracassantes et méprisantes du couturier sur sa muse qui avait eu le malheur -ou le bonheur- de tomber amoureuse et de sortir de son emprise.
« Son microcosme parisien, son côté gauche caviar, c’est très limité », avait-il cinglé publiquement. L’ex-mannequin s’est confié à l’autrice sur son ex-Pygmalion : « On ne pouvait s’autoriser à être triste, malade ou seulement fatigué, jamais on ne pouvait se relâcher et j’ai compris au bout d’un certain temps qu’une véritable conversation était impossible ».
Aveu fascinant car Lagerfeld était le prince de la conversation, légère, à la façon des brillants salons du XVIIIe siècle, dont il a été l’inattendu héritier, avec ses « karlimes », l’équivalent contemporain des « maximes et anecdotes » des moralistes La Rochefoucault ou Chamfort que nous avons lus au lycée.
L’âpre vérité« Kaiser Karl », un surnom qu’il détestait car le fils de grands bourgeois de Hambourg avait menti sur à peu près tout y compris sa nationalité. Le jeune styliste débarqué à Paris se fait passer pour Scandinave. Le « boche » n’est pas bien vu dans la France de l’après-guerre. Bambin sous le nazisme, le petit Karl n’a rien à se reprocher mais on n’est jamais trop prudent : il n’évoque jamais son père, industriel florissant sous Hitler. Il triche aussi sur son âge.
Cette biographie est un roman dont chaque élément respire l’âpre vérité. Les débuts, brillants mais insatisfaisants, pour un futur empereur. Karl Lagerfeld reste presque toute sa vie un second, toujours cité après Yves Saint Laurent. Sa vraie starification ne commence vraiment qu’avec le retrait progressif de son ami devenu rival. Saint Laurent réalise les plus belles robes, Kargerfeld les plus beaux coups, comme sa collection pour la marque ultra populaire H & M, qui casse les codes et en fait une star grand public. Douce revanche sinon vengeance, un plat qui se mange froid.
Car l’Allemand n’est pas chaud. Surtout pas sur le sexe. Sur ce point, Raphaëlle Bacqué ne lève pas le voile. La sexualité du styliste qui prétendait ne pas en avoir reste un mystère absolu. On lui connaît une longue histoire passionnelle mais platonique avec le dandy Jacques de Bascher, mort du sida en 1989. Ils font tout ensemble, sauf coucher. Yves Saint Laurent, beaucoup plus jouisseur -les apparences sont trompeuses chez les deux géants- lui, s’éprendra et prendra le jeune homme, ange et démon des nuits parisiennes des années 1980. Ce faux ménage à trois ne fera que des victimes.
Finalement, celui qui était capable d’entretenir généreusement toute une cour, mais aussi de virer son attachée de presse d’un claquement de doigts parce qu’elle s’était assise sur la mauvaise chaise lors d’un défilé, est tombé amoureux de sa chatte, Choupette. C’est plus facile. Le signe aussi d’une douleur intérieure jamais dite dans l’évitement des relations profondes. Karl Lagerfeld, méchamment humain.
http://www.leparisien.fr/
« Kaiser Karl », de Raphaëlle Bacqué, 256p., 19,90€.