Versailles, 2 mars 1709
Je n'ai de ma vie vu une époque aussi triste : les gens du peuple meurent de froid comme des mouches.
Les moulins se trouvent arrêtés, et cela a fait mourir beaucoup de gens de faim
Hier, on m'a raconté une douloureuse histoire au sujet d'une femme qui a volé un pain à Paris, dans la boutique d'un boulanger : le boulanger veut l'arrêter; elle dit enpleurant:
« Si l'on connaissait ma misère, on ne voudrait pas m'enlever ce pain; j'ai trois petits enfants tout nus; ils demandent du pain; je ne puis y tenir, et voilà pourquoi j'ai volé celui-là »
Le commissaire devant lequel on avait conduit la femme lui dit de le mener chez elle; il y vint, et trouva trois petits enfants empaquetés dans des haillons et assis dans un coin, tremblants de froid comme s'ils avaient la fièvre; il demanda à l'aîné :
« Où est votre père? »
L'enfant répondit :
« 11 est derrière la porte »
Le commissaire voulut voir ce que faisait le père derrière la porte, et il recula saisi d'horreur : le malheureux s'était pendu dans un accès de désespoir.
Pareilles choses arrivent chaque jour.
On m'écrit de Paris qu'une jeune fille avait prédit l'époque de sa mort, et qu'elle avait annoncé en outre que cette année il y aura une grande bataille livrée près de Béthune, que les Français remporteront la victoire, et qu'une paix générale en sera la conséquence. Reste à savoir si la prophétie se réalisera; irais ce qu'il y a de sûr, c'est que la jeune fille est morte le jour et l'heure qu'elle avait annoncés.
On dit aussi que parmi les sauvages du Canada il y en p. qui connaissent l'avenir.
Il y a dix ans qu'un gentilhomme français, qui a été page du maréchal d'Humières, et qui a épousé une de mes dames d'atour, amena avec lui un sauvage en France.
Un jour qu'on était à table, le sauvage se mit à pleurer et à fa ire des grimaces. Longueil (ainsi s'appelait le gentilhomme) lui demanda ce qu'il avait et s'il souffrait.
Le sauvage ne iit que pleurer plus amèrement. Longueil insistant vivement, le sauvage lui dit :
« Ne me forcepas à le dire, car c'est toi que cela concerne, et non pas moi »
Pressé plus que jamais, il finit par dire:
« J'ai vu par la fenêtre que ton frère était assassiné en tel endroit du Canada, » par telle personne qu'il lui nomma.
Longueil se mit à rire, et lui dit:
«Tu es devenu fou »
Le sauvage répondit :
« Je ne suis point du tout fou; mets par écrit ce que je t'annonce, et tu verras si je me trompe »
Longueil écrivit, et six mois après, quand les navires du Canada arrivèrent, il apprit que la mort de son frère était arrivée au moment exact et à l'endroit où le sauvage l'avait vu en l'air par la fenêtre.
C'est une histoire très-vraie.
Cette abbesse, dont Madame parle souvent, était LouiseHollandine, fille de l'électeur palatin Frédéric V, roi de Bohême.
Née en 1622, elle embrassa le catholicisme en 1659, et fut nommée abbesse de. Maubuisson en 1664.
Dans quelques autres lettres qu'on verra plus tard, Madame donne des mœurs de sa tante la plus mauvaise opinion.
Ces calamités fournirent l'occasion de se moquer des ministres très-peu capables qui gouvernaient alors.
Nous citerons à cet égard un couplet que renferment les recueils manuscrits:
Après les cruelles horreurs
D'un hiver effroyable,
Nous croyions goûter les douceurs
D'un printemps agréable.
Le vent, la grêle, les brouillards
Causent mille désastres;
N'est-ce point quelque Chamillard
Qui gouverne les astres?