Cette chronique, elle m'a scié.
- À l'été 1792, les partis politiques incapables de convaincre la majorité inventent une légitimité fictive : la communion avec « le peuple ».
Par Arthur Chevallier
Prise des Tuileries - 1792 Le peuple est, parfois, une minorité de l'histoire. Depuis deux ans, en France et en Europe, les partis qui s'en réclament ont créé une fédération non officielle, les populistes. Ils défendraient les intérêts de la majorité, qu'ils appellent « peuple », quand leurs ennemis s'allieraient avec une minorité, qu'ils appellent « élite ». Les puissants conserveraient le pouvoir grâce à un complot entre des politiciens corrompus et une oligarchie cupide. D'après cette dichotomie apparemment incontestable, le groupe le plus nombreux serait voué, parce que plus nombreux, à s'imposer. En démocratie, comme dans n'importe quel autre régime, les plus bruyants s'approprient, en premier, l'histoire ; et pour contrer la force, la légitimité est un bouclier fragile. La Révolution française en donne un exemple marquant.
Parce qu'elle est l'objet d'affrontement entre contre-révolutionnaires et pro-1789, la Révolution ne se pense plus qu'en fonction de la mort du roi : l'exécution du monarque était-elle légale, fondée, légitime ? Voilà la question dont la réponse départage progressistes et réactionnaires. Et si cette ligne de démarcation était fautive ? Le procès du roi, dont les royalistes contestent et la légalité et les conclusions, est moins scandaleux que sa déposition, le 10 août 1792, par une minorité d'extrémistes qui, en prétendant représenter le peuple, favorisait en fait ses propres intérêts. C'est le propos de Pierre-Louis Roederer, procureur général du syndic de Paris au moment des faits, dont les éditions Perrin publient, sous la direction de Thierry Lentz, la fascinante Chronique de cinquante jours (20 juin-10 août 1792), dans laquelle il relate comment des catilinaires ont, en un mois et demi, profité de l'indécision des Modérés (le centre, majoritaire avec les Feuillants, la droite, à l'Assemblée) et de la détresse des classes populaires pour se débarrasser du roi.
- La chute de la monarchie résulte d'un terrorisme exercé par une minorité sur la majorité.
Les Montagnards, la plupart affiliés au club des Jacobins, dont Danton puis Robespierre seront les meneurs, compensent la faiblesse de leur nombre à l'Assemblée par leur influence au sein de la Commune de Paris et de ses sections. Parce qu'il est dans la capitale et qu'il est proche des individus pauvres, cet organe au fonctionnement chaotique concurrence l'Assemblée législative, dont la légitimité est nationale, c'est-à-dire supérieure par nature. À deux reprises, le 20 juin puis le 10 août 1792, avec le soutien des Jacobins, la Commune de Paris, en instrumentalisant une partie de la Garde nationale, favorise des révoltes populaires et entrave l'intervention d'une force armée pour contenir les cortèges. La première conjuration aboutit à l'invasion du Palais des Tuileries et à l'humiliation du roi qui, pour calmer la foule, arbore un bonnet phrygien ; la seconde, à une autre invasion, si violente et brutale que c'est Roederer en personne qui exfiltre la famille royale des Tuileries et la mène au sein de l'Assemblée nationale à laquelle la constitution impose de protéger « les autorités constituées », entre autres le roi. Submergée par la violence des affrontements, la Législative, ce même 10 août 1792, suspend et dépose Louis XVI, signant ainsi la fin de son règne.
Les décennies suivantes, la République se passera, certes bien, d'une couronne pour administrer la France avec talent et l'ériger, sous l'impulsion de Napoléon Bonaparte, en première nation d'Europe. Il n'en demeure pas moins que la chute de la monarchie résulte d'un terrorisme (le mot est d'ailleurs inventé à cette époque) exercé par une minorité sur la majorité ; qu'il y a moins de doute sur la légalité de la condamnation à mort de Louis XVI que sur celle de sa déchéance ; que les trahisons à l'égard de l'État ne furent jamais aussi flagrantes que celles à l'œuvre le 10 août 1792. « Le peuple veut » ; « le peuple réclame » ; « au nom du peuple » : voilà le programme, le motif et l'argument des Jacobins d'alors. Ils déclineront à la fois la méthode et les idées de l'été 1792 dans le régime dit de la « Terreur ». Les partis politiques incapables de convaincre la majorité inventent une légitimité fictive, dont le principe est la communion avec « un peuple » qu'ils inventent et définissent en fonction des circonstances.
Roederer, qui sera conseiller d'État et sénateur sous le Consulat puis l'Empire, est ce que la Révolution française a produit de meilleur, un de ces hommes élégants et assidus, infatigables serviteurs d'une nation dont ils adoraient la jeunesse et la bienveillance. Savoir, légalisme, loyauté : telle était leur devise. C'est grâce à leur travail, bien plus qu'aux agitateurs, que la Révolution doit son triomphe. N'étaient-ils pas, en accomplissant leur devoir, les plus respectueux du peuple ?
Référence livrePierre-Louis Roederer, Un été d'espoir et de sang, Chronique de cinquante jours (20 juin-10 août 1792), édition présentée et annotée par Thierry Lentz, Paris, Perrin, 2019.
* Arthur Chevallier est éditeur en charge du domaine histoire des éditions du Cerf. Son dernier essai,
Napoléon sans Bonaparte, a paru en janvier 2019.
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