ASSEMBLÉE NATIONALEhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Georges_Lefranc_de_Pompignan
présidence de m. le Franc de Pompignan archevêque de VienneSéance du mercredi 8 juillet 1789
(Cette séance est incomplète au Moniteur)
M. le Président s'excuse d'avoir ouvert la séance un peu plus tard qu'à l'heure ordinaire.
L'Assemblée pour témoigner son respect applaudit vivement son président.
M. de Lally-Tollendal donne lecture du procès-verbal de la veille.
Il s'élève un différent sur l'article concernant le refus du clergé de nommer quelques-uns de ses membres pour les joindre au bureau central. Le procès-verbal porte que le clergé ayant concouru au choix de ceux qui te composent, a déclaré qu'il s'en rapportait à ceux qu'ils avaient nommés; que ce généreux refus a excité des applaudissements universels. Un curé se lève, et déclaré qu'il est faux que le clergé ait refusé de nommer des personnes de leur ordre qui auraient séance dans le bureau central. La majorité du clergé se lève contre la réclamation isolée du curé, et persiste dans son refus. Aussitôt un cri d'approbation part des communes. Cependant un autre curé veut demander la parole pour s'expliquer sur ce point: il approche du bureau ; mais les cris répétés à l'ordre ! à l'ordre! Je font retourner à sa place.
M. de Lally-Tollendal s'excuse sur ce qu'il avait inséré dans son, procès-verbal. Entouré de tout côtés par des mepihres du clergé, dit-il, j'ai cru transcrire la vérité telle qu'il m'avait semblé l'apercevoir. Ce nouveau débat se termine à l'honneur du clergé, qui persiste à refuser qu'on réforme le procès-verbal. M. Le Chapelier demande la permission dl mettre sous les yeux de l'Assemblée une adressa de la ville de Rennes, ainsi que les malheurs de cette cité et son dévouement général. Un membre de la noblesse demande que l'on assure d'abord à l'Assemblée de quelle manière elle est parvenue, pour savoir .quel degré d'autorité on peut y attacher. M. Le Chapelier répond qu'une telle interpellation est mal fondée ; qu'un citoyen a le droit de présenter une adresse à cette Assemblée; qu'il plus forte raison on ne peut priver une grand? ville de ce droit dont joui un particulier.
— L'un des secrétaires rend compte de plusieurs adresses envoyées à l'Assemblée nationale par différentes villes et communautés du royaume: Vannes, Saint-Brieuc,Lamballe, Dioan, Guérende, La Guerche, Montfort et Loudéac en Bretagne, Clermont-Ferrand en Auvergne, Metz, Saint-Dié et ndresy. Ces différentes adresses, écrites dans le même esprit, expriment rattachement le plus in-iolable pour la personne du Roi, la reconnaissance la plus vive pour l'Assemblée, et une ad-lésion formelle à ses décrets.
— On reprend la discussion de la motion de Mgr évêque d'Autun, relativement aux mandats impératifs. Plusieurs membres avaient la parole; mais on demande que la discussion soit fermée. M. l'archevêque de Vienne, président de l'Assemblée, prend la parole. Sans doute vous m'avez pas interdit à votre président d'interposer on avis à l'ouverture de votre délibération sur toutes les motions qui ont été faites hier. Voici ce que j'ai conclu:
1° Que l'activité ne peut être suspendue par des pouvoirs impératifs
2° Qu'il est important de s'appliquer sur le champ aux grands objets pour lesquels nous gommes appelés
3° Que tous les membres de l'Assemblée sont pénétrés du désir, et reconnaissent l'importance de rendre l'Assemblée aussi nombreuse qu'elle doit l'être, aux termes de la convocation
4° Qu'il est nécessaire de statuer sur les pouvoirs impératifs.
C'est dans cette idée que je vous propose la lecture de l'arrêté suivant:
« L'Assemblée nationale, délibérant sur les déclarations,réserves, protestations jointes par différents membres du clergé et de la noblesse aux pouvoirs qu'ils ont remis sur le bureau; « Déclare:
1° Qu'aucun de ces actes, en quelques termes qu'ils soient conçus, en quelques formes qu'ils soient rédigés, ne peut suspendre son activité ni arrêter ses travaux, et que toute opposition ou protestation contre l'autorité de l'Assemblée et la validité de ses décrets est nulle de plein droit
2° Qu'elle est disposée à recevoir, en quelque temps que ce puisse être de sa session, tous et chacun des membres que la rigueur des mandats aurait forcés de se retirer et d'en demander d'autres, ou les nouveaux députés que les électeurs leur auraient substitués
3° Elle se réserve de statuer sur les mandats impératifs, lorsqu'elle s'occupera de la formation et de la constitution des États Généraux.
M. l'abbé Sieyès propose qu'on déclare, sur coûtes les motions déjà faites, qu'il n'y a lieu à délibérer. Plusieurs membres demandent qu'on aille aux voix sur l'une des motions. On relit celle de Mgr l'évêque d'Autun, comme étant la première. M. le comte de Mirabeau. Puisque M. l'abbé Sieyès a proposé de déclarer qu'il n'y a lieu à délibérer, avant de mettre aux voix aucune des motions principales, il faut prononcer qu'il y a lieu ou qu'il n'y a pas lieu à délibérer j M. l'abbé Sieyès. Je demande la parole pour rappeler et motiver ma, motion. Mon avis a été et est encore que, sur cette matière, relativement à l'Assemblée, il n'y a pas même lieu à délibérer sur le fond. Les principes sur lesquels mon opinion est fondée ont déjà été consacrés par l'arrêté du 17 juin; mais j'ai exprimé en même temps, qu'à cause des circonstances, je croyais nécessaire, sinon de faire un arrêté nouveau, du moins de représenter les principes par une simple déclaration à peu près dans les termes suivants: « L'Assemblée nationale, instruite par les déclarations de plusieurs de ses membres, que quelques bailliages ont tellement lié leurs députés par des mandats indiscrets, qu'ils pensent ne pouvoir prendre part à la délibération commune; et considérant que ces bailliages ont, par cette erreur, préjudicié à leurs propres intérêts, puisqu'ils se sont privés ainsi de leurs représentants directs à l'Assemblée; « Juge digne de sa sollicitude générale, d'inviter les bailliages à rendre à leurs députés la liberté nécessaire à de vrais représentants de la nation. Au surplus, l'Assemblée déclare que la nation française étant toujours tout entière légitimement représentée par la pluralité de ses députés, ni les mandats impératifs, ni l'absence volontaire de quelques membres, ni des protestations delà minorité ne peuvent jamais ni arrêter son activité, ni altérer la liberté, ni atténuer la force de ses statuts, ni enfin restreindre les limites des lieux soumis à sa puissance législative, laquelle s'étend essentiellement sur toutes les parties de la nation et des possessions françaises. » Plusieurs membres demandent que l'on aille aux voix sur cette proposition. On lit un projet d'arrêté de M. Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, ainsi conçu: « L'Assemblée nationale déclare qu'aucun mandat impératif ne peut, en aucun cas, arrêter et suspendre l'activité de l'Assemblée, encore moins assurer la volonté de quelque bailliage contre la majorité des autres bailliages, sauf aux députés porteurs de ces pouvoirs à prendre telles mesures qu'ils jugeront convenables pour faire réformer de tels mandats, et qu'ils ne seront admis dans l'Assemblée, à moins qu'ils ne se soumettent d'avance à la majorité des suffrages. Il s'élève une rumeur générale dans l'Assemblée. Un député noble demande la parole. Il observe qu'en admettant la motion de Mgr l'évêque d'Autun, l'on anéantit à jamais la distinction des ordres. Il s'appesantit ensuite sur les droits, sur l'utilité, sur l'avantage de cette division. M. de Clermont-Tonnerre répond que cette motion ne porte nulle atteinte à la division constitutionnelle des ordres. M. de Clermont-Iiodève parle ensuite. Il entre dans un examen très étendu, dont le résultat est qu'il n'y a pas lieu à délibérer. M. le comte de Mirabeau. Malgré la reconnaissance que nous devons pour la quantité de choses que le préopinant vient de préjuger, et pour la mesure incommensurable de lumières qu'il a versées sur nous, je demande la liberté de déclarer..... L'orateur est interrompu par les murmures de la noblesse qui, mécontente du persifflage dirigé par un défenseur des communes contre un de ses membres, crie à l'ordre! Le clergé et les communes crient aux voix! Au milieu des clameurs , une voix demande lecture de la motion de M. l'abbé Sieyès.
Enfin, après de longs débats sur la manière de poser la question, le président la pose en ces termes: Y a-t-il ou n'y a-t-il pas lieu à délibérer? On va aux voix par rappel successif de tous les députés des différents bailliages; et à la majorité de 700 voix contre 28, il est décidé qu'il n'y a pas lieu à délibérer. L'arrêté est conçu ainsi qu'il suit: « L'Assemblée nationale, regardant ses principes comme fixés à cet égard, et considérant que son activité ne peut être suspendue, ni la force de ses décrets affaiblie par des protestations ou par l'absence de quelques représentants, déclare qu'il n'y a lieu à délibérer »
M. le comte de Mirabeau. Avant de vous occuper de l'objet souverainement important que je vais vous soumettre, je dois rétracter le mot de propositions, que j'ai hasardé l'autre jour, relativement à une négociation américaine pour les subsistances. Je suis porteur d'une lettre de M. Jefferson, où il déclare qu'il n'a point fait de propositions à ce sujet, et même que, sur la réquisition du directeur général des finances, il prévint, il y a plusieurs mois, les Américains que la France ferait un excellent marché pour les grains et les farines. Il n'en est pas moins vrai que les intentions du gouvernement ont été très-mai suivies par la faute des sous-ordres, et qu'une profonde ignorance et le défaut de concert dans la distribution des primes ont privé la France des denrées américaines. Une multitude de faits du même genre qui sont parvenus à ma connaissance jetteront un grand jour soit sur le commerce des grains, soit sur la théorie de ce commerce, et démontreront toujours mieux combien l'Assemblée nationale doit se garder d'aucune déclaration législative à ce sujet, tant que cette grande question n'est pas profondément instruite. Ces faits et leurs conséquences seront l'objet d'un travail que je vous demanderai incessamment la permission de vous présenter.
M. de Mirabeau dépose sur le bureau la lettre de M. Jefferson. M. le comte de Mirabeau s'exprime ensuite dans les termes suivants: Messieurs, il m'a fallu pour me décider à interrompre l'ordre des motions que le comité se propose de vous soumettre, une conviction profonde que l'objet dont j'ai demandé la permission de vous entretenir est le plus urgent de tous les intérêts. Mais, Messieurs, si le péril que j'ose vous dénoncer menacé tout à la fois et la paix du royaume, et l'Assemblée nationale, et la sûreté du monarque, vous approuverez mon zèle. Le peu de moments que j'ai eus pour rassembler mes idées ne me permettra pas sans doute de leur donner tout le développement nécessaire; mais j'en dirai assez pour éveiller votre attention, et vos lumières suppléeront à mon insuffisance. Veuillez, Messieurs, vous replacer au moment où la violation des prisons de l'abbaye Saint-Germain occasionna votre arrêté du 1er de ce mois. En invoquant la clémence du Roi pour les personnes qui pourraient s'être rendues coupables, l'Assemblée décréta que le Roi serait supplié de vouloir bien employer pour le rétablissement de l'ordre les moyens infaillibles de la clémence et de la bonté, si naturels à son cœur, et de la confiance que son bon peuple méritera toujours. Le Roi, dans sa réponse, a déclaré qu'il trouvait cet arrêté fort sage; il a donné des éloges aux dispositions que l'Assemblée lui témoignait, et proféré ces mots remarquables: Tant que vous me donnerez des marques de votre confiance, j'espère que tout ira bien. Enfin, Messieurs, la lettre du Roi à M. l'archevêque de Paris, en date du 2 juillet, après avoir exprimé les intentions paternelles de Sa Majesté à l'égard des prisonniers dont la liberté suivrait immédiatement le rétablissement de l'ordre j' annonce « qu'il va prendre des mesures pour ramener l'ordre dans la capitale, et qu'il ne doute pas que l'Assemblée n'attache la plus grande importance à leur succès » En ne considérant que ces expressions de là lettre du Roi, la première idée qui semblait de4 voir s'offrir à l'esprit était le doute et l'inquiétude sur la nature de ces mesures. Cette inquiétude aurait pu conduire l'Assemblée à demander dès lors au Roi qu'il lui plût de s'expliquer à cet égard, et de caractériser et détailler ces mesures pour lesquelles il paraissait désirer l'approbation de l'Assemblée. Aussi, dès ce moment, eussé-je proposé un motion tendant à ce but si, en comparant ce expressions de la lettre du Roi avec la bout qu'elle respire dans toutes ses parties, avec le paroles précieuses qu'on nous a données comme l'expression affectueuse et paternelle du monarque, je trouve votre arrêté fort sage, je n'avais cru apercevoir dans ce parallèle de nouveau motifs pour celte confiance dont tout Français si fait gloire d'offrir des témoignages au chef de 1 nation. Cependant quelle a été la suite de ces déclarations et de nos ménagements respectueux? Déjà un grand nombre de troupes nous environnait Il en est arrivé davantage, il en arrive chaque jour ; elles accourent de toutes parts; 35,000 hommes sont déjà répartis entre Paris et Versailles: on en attend 20,000; des trains d'artillerie les suivent; des points sont désignés pour les batteries; on s'assure de toutes les communications t on intercepte tous les passages; nos chemins, nos ponts, nos promenades sont changés en postes militaires. Des événements publics, des faits cachés, des ordres secrets, des contre-ordres précipités, les préparatifs de la guerre en urk mot, frappent tous les yeux et remplissent d'indignation tous les cœurs. Ainsi, ce n'était pas assez que le sanctuaire d< la liberté eût été souillé par des troupes 1 ce n'était pas assez qu'on eût donné le spectacle inouï d'une Assemblée nationale astreinte à des con signes militaires et soumise à une force armée ce n'était pas assez qu'on joignît à cet attentait toutes les inconvenances, tous les manques d'égards, et, pour trancher le mot, la grossièreté la police brutale. Il a fallu déployer tout l'ap£ pareil du despotisme et montrer plus de soldats menaçants à la nation, le jour où le Roi lui-mêm0 l'a convoquée pour lui demander des conseils et des secours, qu'une invasion de l'ennemi n'en, rencontrerait peut-être, et mille fois plus du moins qu'on n'en a pu réunir pour secourir des amis, martyrs de leur fidélité envers nous, pour remplir nos engagements les plus sacrés, pour conserver notre considération politique, et cette alliance des Hollandais si précieuse, mais si chèrement conquise, et surtout si honteusement perdue Messieurs, quand il ne s'agirait ici que de nous, quand la dignité de l'Assemblée nationale serait seule blessée, il ne serait pas moins convenable, juste, nécessaire, important pour le Roi même, que nous fussions traités avec décence, puis, qu'enfin nous sommes les députés de cette même nation qui seule fait sa gloire, qui seule constitue 1s|l splendeur du trône, de cette nation qui rendra là personne du Roi honorable à proportion de ce qu'il l'honorera plus lui-même. Puisque c'est à des hommes libres qu'il veut commander, il est temps de faire disparaître ces formes odieuses, ces procédés insultants qui persuadent trop facilement à ceux dont le prince est entouré que Sa Majesté royale consiste dans les rapports avilis-nts du maître à l'esclave ; qu'un Roi légitime chéri doit partout et dans toute occasion ne se ontrer que sous l'aspect des tyrans irrités, ou ces usurpateurs tristement condamnés à méconnaître le sentiment si doux, si honorable de la confiance. Et qu'on ne dise pas que les circonstances ont nécessité ces mesures menaçantes; car je vais démontrer qu'également inutiles et dangereuses, soit au bon ordre, soit à la pacification des esprits, soit à la sûreté du trône, loin de pouvoir élire regardées comme le fruit d'un sincère attachement au bien public et à la personne du monarque, elles ne peuvent servir que des passions particulières et couvrir des vues perfides. Ces mesures sont inutiles. Je veux supposer que les désordres que l'on craint sont de nature à être réprimés par des troupes; et je dis que, djans cette supposition même, ces troupes étaient inutiles. Le peuple, après une émeute dans la capitale, a donné un exemple de subordination infiniment remarquable dans les circonstances. Une prison avait été forcée, les prisonniers en avaient été arrachés et mis en liberté; la fermentation la plus contentieuse menaçait de tout embraser... un mot de clémence, une invitation du Roi ont calmé le tumulte et fait ce qu'on n'aurait jamais obtenu avec des canons et des armes; les prisonniers ont repris leurs fers; le peuple est rentré dans l'ordre, tant la raison seule est puissante 1 tant le peuple est disposé à tout faire, lorsqu'au lieu de le menacer et de l'avilir, on lui témoigne de la bonté, de la confiance; Et dans ce moment, pourquoi des troupes ? Jamais le peuple n'a dû être plus calme, plus tranquille, plus confiant; tout lui annonce la fin de ses malheurs, tout lui promet la régénération du royaume. Ses regards, ses espérances, ses vœux reposent sur nous. Comment ne serions-nous pas auprès du monarque la meilleure garantie de la confiance, de l'obéissance et de la fidélité des peuples? S'il avait jamais pu en douter, il ne le pourrait plus aujourd'hui; notre présence est la caution de la paix publique, et sans doute il n'en existera jamais de meilleure. Ah 1 qu'on assemble des troupes pour soumettre lé peuple aux affreux projets du despotisme! Mais qu'on n'entraîne pas le meilleur des rois à commencer le bonheur, la liberté de la nation avec le sinistre appareil de la tyrannie ! Certes, je ne connais pas encore tous les prétextes, tous les artifices des ennemis du peuple, puisque je ne saurais deviner de quelle raison plausible on a coloré le prétendu besoin de troupes au moment où non-seulement leur inutilité, niais leur danger frappe tous les esprits. De quel œil ce peuple, assailli de tant de calamités, ver-m-t-il cette foule de soldats oisifs venir lui disputer les restes de sa subsistance? Le contraste de l'abondance des uns (du pain, aux yeux de celui qui a faim, est l'abondance), le contraste Série, T. VIII, de l'abondance des uns et de l'indigence des autres, de la sécurité du soldat, à qui la manne tombe sans qu'il ait jamais besoin de penser au lendemain, et des angoisses du peuple, qui n'obtient rien qu'au prix des travaux pénibles et des sueurs douloureuses ; ce contraste est fait pour porter le désespoir dans les cœurs. Ajoutez, Messieurs, que la présence des troupes frappant l'imagination de la multitude, lui présentant l'idée du danger, se liant à des craintes, à des alarmes, excite une effervescence universelle; les citoyens paisibles sont dans leurs foyers en proie à des terreurs de toute espèce. Le peuple ému, agité, attroupé, se livre à des mouvements impétueux, se précipite aveuglément dans le péril, et la crainte ne calcule ni ne raisonne. Ici les faits déposent pour nous. Quelle est l'époque de la fermentation? Le mouvement des soldats, l'appareil militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille; l'agitation a commencé dans cette triste et mémorable journée. Est-ce donc à nous qu'il faut s'en prendre, si le peuple, qui nous a observés, a murmuré; s'il a conçu des alarmes lorsqu'il a vu les instruments de la violence dirigés, non-seulement contre lui, mais contre une Assemblée qui doit être libre pour s'occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissements? Gomment le peuple ne s'agiterait-il pas, lorsqu'on lui inspire des craintes contre le seul espoir qui lui reste? Ne sait-il pas que si nous ne brisons ses fers, nous les aurons rendus plus pesants, nous aurons cimenté l'impression, nous aurons livré sans défense nos concitoyens à la verge impitoyable de leurs ennemis, nous aurons ajouté à l'insolence du triomphe de ceux qui les dépouillent et qui les insultent? Que les conseillers de ces mesures désastreuses nous disent encore s'ils sont sûrs de conserver dans sa sévérité la discipline militaire, de prévenir tous les effets de l'éternelle jalousie entre les troupes nationales est les troupes étrangères, de réduira les soldats français à n'être que de purs automates, à les- séparer d'intérêts, de pensées, de sentiments d'avec leurs concitoyens? Quelle imprudence dans leur système de les rapprocher du lieu de nos Assemblées, de les électriser par le contact de la capitale, de les intéresser à nos discussions politiques? Non, malgré le dévouement aveugle de l'obéissance militaire, ils n'oublieront pas ce que nous sommes ; ils verront en nous leurs parents, leur amis, leur famille occupée de leurs intérêts les plus précieux; car ils font partie de cette nation qui nous a confié le soin de sa liberté, de sa propriété, de son honneur. Non, de tels hommes, non, de tels Français ne feront jamais l'abandon total de leurs facultés intellectuelles; ils ne croiront jamais que le devoir est de frapper sans s'enquérir quelles sont les victimes. Ces soldats, bientôt unis et séparés par des dénominations qui deviennent le signal des partis, ces soldats, dont le métier est de manier les armes, ne savent dans toutes leur rixes que recourir au seul instrument dont ils connaissent la puissance. De là naissent des combats d'homme à homme, bientôt de régiment à régiment, bientôt de troupes nationales aux troupes étrangères ; le soulèvement est dans tous les cœurs, la sédition marche tête levée; on est obligé, par faiblesse, de voiler la loi militaire, et la discipline est énervée. Le plus affreux désordre menace la société; tout est à craindre de ces légions qui, après être sorties du devoir, ne voient plus leur sûreté que dans la terreur qu'elles inspirent. Enfin, ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, ont-ils prévu les suites qu'elles entraînent pour la sécurité même du trône ? Ont-ils étudié dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles se sont opérées? Ont-ils observé par quel enchaînement funeste de circonstances les esprits les plus sages sont jetés hors de toutes les limites de la modération, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précipite vers des excès dont la première idée l'eût fait frémir? Ont-ils lu dans le cœur de notre bon Roi? Connaissent-ils avec quelle horreur il regarderait ceux qui auraient allumé les flammes d'une sédition, d'une révolte peut-être, (je le dis en frémissant, mais je dois le dire), ceux qui l'exposeraient à verser le sang de son peuple, ceux qui seraient la cause première des rigueurs, des violences, des supplices dont une foule de malheureux seraient victimes ? Mais, Messieurs, le temps presse ; je me reproche chaque moment que mon discours pourrait ravir à vos sages délibérations, et j'espère que ces considérations, plutôt indiquées que présentées, mais dont l'évidence me paraît irrésistible, suffiront pour fonder la motion que j'ai l'honneur de vous proposer. Qu'il soit fait au Roi une très-humble adresse, pour peindre à Sa Majesté les vives alarmes qu'inspire à l'Assemblée nationale de son royaume l'abus qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon Roi pour faire approcher de la capitale et de cette ville de Versailles un train d'artillerie et des corps nombreux de troupes, tant étrangères que nationales, dont plusieurs se sont déjà cantonnés dans les villages voisins, et pour la formation annoncée de divers camps aux environs de ces deux villes. Qu'il soit représenté au Roi, non-seulement combien ces mesures sont opposées aux intentions bienfaisantes de Sa Majesté pour le soulagement de ses peuples dans cette malheureuse circonstance de cherté et de disette -de grains, mais encore combien elles sont contraires à la liberté et à l'honneur de l'Assemblée nationale, propres à altérer entre le Roi et ses peuples cette confiance qui fait la gloire et la sûreté du monarque, qui seule peut assurer le repos et la tranquillité du royaume, procurer enfin à la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zèle de cette Assemblée. Que Sa Majesté soit suppliée très-respectueusement de rassurer ses fidèles sujets en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de ces mesures également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et du train d'artillerie aux lieux d'où on les a tirés. Et, attendu qu'il peut être convenable, en suite des inquiétudes et de l'effroi que ces mesures ont jetés dans le cœur des peuples, de pourvoir provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillité, Sa Majesté sera suppliée d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il soit incessamment levé des gardes bourgeoises qui, sous les ordres du Roi, suffiront pleinement à remplir ce but sans augmenter autour de deux villes travaillées des calamités de la disette le nombre des consommateurs. Les signes les moins équivoques d'approbation se manifestent parles vifs applaudissements de toute l'Assemblée. Le bruit des applaudissements se prolonge. M. le Président. La motion qui est faite vient d'autant plus à propos, que j'ai reçu aujourd'hui des ordres qui peuvent rassurer les esprits 4e l'Assemblée et du public; le Roi m'a fait ordonner de me rendre auprès de sa personne à six heures du soir. Jugez-vous à propos, Messieurs, die renvoyer au bureau pour en rendre compte demain, comme le demande M. de Mirabeau ? M. le marquis de Lafayette. Il me semble que la motion de M. de Mirabeau est tellement importante, qu'elle est de nature à être renvoyée au bureau, et je suis d'avis que la discussion s'établisse aussitôt sur cette motion. M. de Goupil de Préfelne. Le sentiment de l'honneur et de la liberté est inné dans le cœur des Français; il importe à notre honneur que nous délibérions en liberté; cela importe aussi au bien du service du Roi. Quel citoyen, désirait reconnaître les droits légitimes de la puissance exécutive, ne se trouverait pas arrêté par cet appareil alarmant: que doit-on espérer, quand ce sera au milieu des troupes que nos travaux se formeront ? Notre réclamation ne saurait être un acte de faiblesse; chacun de nous en est incapable: ce n'est qu'un hommage que je rends aux libertés nationales. Je propose d'engager M. le président de présenter ce soir au Roi cette considération importante. M. l'abbé Sieyès. Je ne parle point pour faire adopter ni pour faire rejeter la motion, parte que je n'en connais pas encore suffisamment la contexture; mais je crois utile de rappeler à l'Assemblée que dans toutes les Assemblées délibérantes, et notamment aux États de Bretagne, on ne se croirait pas assez libre pour délibérer, s'il se trouvait des troupes à dix lieues à la ronde du lieu où ils se tiennent; qu'il est une vérité incontestable: c'est que l'Assemblée nationale doit être libre dans ses délibérations; qu'elle ne peut l'être au milieu des baïonnettes; et enfin, que lors même que le sentiment intérieur de tous ceux qui la composent les élèverait au-dessus de toute crainte, ce n'est pas assez, puisqu'il est absolument nécessaire que le peuple, que la nation les regarde comme libres si l'on ne veut pas perdre tout le fruit de cette Assemblée. M. Chapelier: Personne n'a osé s'élever contre la motion; car, comment soutenir en effet que des corps et des armées doivent environner l'Assemblée et alarmer nos commettants? Il y a vingt ans qu'une pareille réclamation fut faite aux États de Bretagne; cette réclamation partit de la noblesse, et les troupes furent retirées. M. le comte de Mirabeau. Lorsque j'ai présenté ma motion, j'étais persuadé et je n'ai jamais douté que la noblesse ne se jetât entre nous et les baïonnettes; ce n'est pas elle que je redouté; je les connais les conseillers perfides de ces attentats portés à la liberté publique, et je jure sur l'honneur et la patrie de les dénoncer un jour. (On applaudit. M. Target met sous les yeux de l'Assemblée un article de son cahier qui porte « qu'aucune troupe militaire ne pourra approcher plus pr de dix lieues de l'endroit où seront assemblé les États Généraux, sans le consentement ou demande des États »
M. l'abbé Grégoire, curé d'Emberménil. On ne peut se dissimuler que ceux qui craignent la réforme des abus dont ils vivent, épuisent toutes les ressources de l'astuce et font mouvoir tous les ressorts pour faire échouer les opérations de l'Assemblée nationale. Si les Français consentaient actuellement à recevoir des fers, il seraient l'opprobre du genre humain et la lie des nations; en conséquence, non-seulement j'appuie la motion, mais je demande qu'on dévoile, dès que la prudence le permettra, les auteurs de ces détestables manœuvres; qu'on les dénonce à la nation comme coupables du crime de lèse-majesté nationale, afin que l'exécration contemporaine devance l'exécration de la postérité. Plusieurs membres demandent que la discussion soit fermée, et qu'on aille aux voix.
M. de Gouy d'Arey. Le sujet est si important et la délibération si pressante, que je prie M. le président de faire procéder à l'appel, et de finir la délibération avant de lever la séance. La discussion est fermée; ou demande de nouveau à aller aux voix. M. le comte Mirabeau relit sa motion.
M. Biauzat. Le Roi n'aura jamais de garde plus assurée que la confiance de ses sujets; il est le père de tous les Français; pourrait-il redouter de se trouver au milieu de ses enfants ? Cependant on environne de troupes cette Assemblée; on fait venir des extrémités du royaume une effrayante artillerie; on établit des camps aux environs de cette ville, comme s'il y avait lieu de craindre des attaques et de livrer des combats. Pour faire cesser ces alarmes, j'adopte la motion de M. le comte de Mirabeau ; mais je propose, par amendement, de retrancher l'article concernant la garde bourgeoise, sauf à y revenir dans la suite, s'il paraît nécessaire. Cet amendement est adopté.
La motion ainsi dégagée est mise aux voix; elle passe à l'unanimité, excepté quatre voix.
En voici le texte:
« Qu'il sera fait au Roi une très-humble adresse, pour peindre à Sa Majesté les vives alarmes qu'inspire à l'Assemblée nationale de son royaume, l'abus qu'on s'est permis, depuis quelque temps, du nom d'un bon Roi, pour faire approcher de la capitale et de cette ville de Versailles, un train d'artillerie et des corps nombreux de troupes, tant étrangères que nationales, dont plusieurs sont déjà cantonnées dans les villages voisins, et pour la formation annoncée de divers camps aux environs de ces deux villes: qu'il sera représenté au Roi, non-seulement combien ces [mesures sont opposées aux intentions bienfaisantes de Sa Majesté pour le soulagement de ses peuples, dans cette malheureuse circonstance de cherté et de disette des grains; mais encore combien elles sont contraires à la liberté et à l'honneur de l'Assemblée nationale; propres à altérer entre le Roi et ses peuples cette précieuse confiance qui fait la gloire et la sûreté du monarque, qui seule peut assurer le repos et la tranquillité du royaume, et procurer enfin à la nation les fruits inestimables qu'on attend des travaux et du zèle de cette Assemblée: que Sa Majesté sera suppliée très-respectueusement de rassurer ses fidèles sujets, en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de ces mesures, également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et du train d'artillerie au lieu d'où on les a tirés » En conséquence, M. le président qui, dans le cours de la séance, avait annoncé que Sa Majesté lui avait fait dire de se rendre auprès de sa personne à six heures du soir, à été chargé par l'Assemblée nationale de demander au Roi si Sa Majesté voudrait bien recevoir une députation qui lui présentera la respectueuse adresse que l'Assemblée nationale vient de décréter. M. le Président invite les comités de rédaction de vérification de pouvoirs, de règlement et de distribution du travail relatif à la constitution, à s'assembler ce soir à six heures, et la séance est prorogée à demain neuf heures du matin.