M. Ussher Edgeworth, à DublinLondres, 1er septembre 1796.
« Je suis bien sûr, mon cher Ussher, que vous serez agréablement surpris en apprenait que je suis maintenant en sûreté sur la terre britannique.
Ma triste histoire durant ces quatre dernières années doit exciter votre curiosité; mais, si je l'écrivais tout entière, un volume suffirait à peine.
Un aperçu est donc tout ce que vous pouvez attendre de moi aujourd'hui : dans un temps plus heureux je pourrai vous donner tous les détails.
Pour commencer par l'événement qui amena tous ceux qui me concernent, je vous apprendrai ce que peut-être vous n'avez jamais su, c'est que le hasard, si toutefois le hasard n'est pas un mot vide de sens, me fit faire connaissance, il y a quelques années, avec madame Élisabeth de France, une des plus accomplies, et je crois réellement, la plus vertueuse de toutes les princesses de l'Europe sans exception.
Quoique je fusse étranger, et que, sous tous les rapports, j'eusse peu de droits à l'honneur de son intimité, je devins bientôt un ami auquel elle accorda une confiance sans bornes.
Cependant, je n'étais point personnellement connu du roi ni de la reine; mon nom, à la vérité, ne leur était pas étranger, et dans les derniers teriips ils exprimaient souvent leur étonnement en apprenant que je riiè rendais librement dans leur palais, alors environné par la terreur et le malheur. Le fait est que je n'ai jamais appréhendé le danger, et tandis que nul ecclésiastique n'osait paraître à la cour, sinon complétement déguisé, j'y allais en plein jour deux ou trois fois la semaine sans jamais changer de costume. En effet, lorsque je reporte mes pensées à ces temps désastreux, je suis étonné d'avoir été si hardi, mais la Providence, je suppose, m'aveuglait sur le péril; d'ailleurs, quoique ma présence occasionnât toujours un peu de rumeur parmi les gardes, je n'ai jamais reçu d'eux aucune insulte. Je continuai donc ainsi jusqu'à la veille du jour fatal
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ou la famille royale fut arrêtée. Le g août, je m'en souviendrai toujours), madame Élisabeth désira me voir; je passai une bonne partie de la matinée dans son cabinet., ne me doutant pas de la scène d'horreur que l'on préparait pour le i0.
« Je ne vous ferai point le récit de la manière cruelle dont la famille royale fut traitée dans cette occasion, parce que je suppose que ces faits publics vous sont bien connus pour le moment présent je dois borner ma narration à ce qui me regarde.
« Jusqu'alors la révolution , par une grâce spéciale de la Providence, avait respecté ma personne et mes petites propriétés; mais bientôt j'eus mon tour, et bien tristement en vérité. Le roi n'eut pas plutôt été transféré de la salle de la Convention au Temple, que ma maison fut ouvertement attaquée, à minuit, par une bande de satellites d'environ quarante ou cinquante hommes. Je dormais en ce moment, et la chambre que j'occupais se trouvant loin de la rue, ils avaient déjà enfoncé la grande porte avant que je m'éveillasse. Mais comme ils s'avançaient, brisant tout ce qui s'opposait à leur passage, je me réveillai en sursaut, et je conclus, d'après l'horrible bruit que j'entendais, que ma dernière heure était venue; je n'eus réellement d'autre pensée que celle de recommander mon âme à Dieu et de une préparer à la mort» Je réfléchis cependant qu'il valait mieux faire face au danger que d'être assassiné dans mort lit. Je courus à la porte avant qu'on l'enfonçât, et en l'ouvrant j'aperçus une douzaine de brigands tenant des torches et armés chacun d'un instrument de mort. Une espèce d'officier semblait être à leur tête. Je fus à lui, et lui demandai, avec plus d'assurance que j'en avais réellement, quel était le motif de tout ce bruit au milieu de la nuit? Il rue regarda en face avec une insolence impossible à décrire, et après m'avoir examiné quelques instants: — Vous n'êtes pas l'homme, dit-il; mais bientôt après, comme s'il se repentait d'avoir soulagé mon âme par ces paroles, il revint à moi, et, se précipitant dans ma chambre, il demanda à voir mes papiers. Cette proposition fut pour moi un coup de tonnerre; car j'avais des papiers d'une grande importance, dont quelques-uns suffisaient pour me conduire à l'échafaud. Cependant j'affectai de la sécurité, et comme le nombre de mes papiers était trop grand pour être vérifié dans une nuit, j'eus soin de jeter en avant des pièces insignifiantes, ou des pièces que je supposais incompréhensibles pour lui» Ce travail l'embarrassa beaucoup, et bientôt perdant patience, il conclut que je n'étais pas la personne qu'on l'avait chargé d'arrêter. Mais résolu de ne pas quitter la maison sans une capture, il entra chez un de mes amis logeant sous le même toit ; et trouvant sur la table une lettre d'Allemagne contenant quelques mots qui lui parurent suspects, il mena mon pauvre ami en prison, où peu de jours après il fut assassiné, sans aucune forme de jugement »« Cette horrible catastrophe me convainquit que le plus innocent papier pouvait devenir un terrible instrument dans les mains du parti dominant, et je résolus de sacrifier tous ceux que je possédais, quoique plusieurs me fussent chers et d'une importance réelle. Je passai deux jours à cette pénible occupation, et je nie trouvai heureux d'en avoir eu la pensée; car ce travail était à peine achevé, que ma maison fut assaillie une seconde fois, en plein jour, avec toutes les formes juridiques. Une centaine d'hommes au moins entrèrent chez moi, et mes papiers furent examinés avec bien plus d'attention que la première fois. L'enquête dura jusqu'à trois heures du matin. Mais toutes les pièces qui auraient pu exciter le soupçon ayant été détruites, et nulle charge ne paraissant contre moi, on me laissa encore une fois en paix. Il m'est impossible cependant, de ne pas me rappeler avec reconnaissance une singulière preuve de la protection divine, que je reçus dans cette occasion. Malgré mes soins à détruire tous les papiers qui pouvaient me rendre suspect, une lettre que je venais juste-: ment de recevoir de l'agent de Monsieur (maintenant Louis XVIII), avait échappé à mes recherches: elle dévoilait, dans les termes les plus clairs, tous mes rapports avec la cour. Le brigand la tenait dans sa main; mais, étant fatigué il n'y jeta seulement pas un coup d'œil. Moi-même j'ignorais son existence; et lorsque peuple jours après je la revis et me rappelai quel individu l'avait eu en son pouvoir, tout mon sang se glaça dans mes veines; et je rendis grâce au ciel de son bienfait signalé.
« Cet événement et quelques autres moins importants, que je n'ai pas le temps de vous raconter, arrivèrent du 10 août au 2 septembre, journée fameuse par de nouvelles horreurs; mais comme vous savez, je le présume, l'histoire de ces terribles jours, je m'abstiendrai ici de détails inutiles, et me renfermerai dans ce qui m'est personnel. Il suffit de vous dire qu'aussitôt que j'entendis les cloches (signal solennel des massacres) et le tumulte qu'elles excitaient dans la ville, j'envoyai un fidèle serviteur savoir ce que c'était. Le pauvre homme revint bientôt, à moitié mort de frayeur, m'informer qu'une prison du voisinage, précédemment une église, venait d'être forcée par la populace; que la plus grande partie des prisonniers, parmi lesquels se trouvaient mes intimes amis, avaient déjà perdu la vie; que la boucherie continuait, et que les assassins se proposaient, après avoir achevé leur épouvantable mission, de venir chez moi rue du Bac; cette nouvelle devait m'effrayer, car les rues se trouvant encombrées par la foule, je savais bien qu'il ne serait pas aisé d'échapper. Cependant, comme il n'y avait point de temps à perdre, je quittai sur-le-champ mon habit ordinaire, et déguisé de mon mieux, je résolus de faire une tentative pour m'esquiver, et je réussis au-delà de mes espérances. Pas un individu ne parut prendre garde à moi, et je fus assez heureux pour gagner le logement de ma mère, ou je demeurai caché quelques semaines.
« Mais un faux rapport, circulant mystérieusement d'abord, et malheureusement pour moi, bientôt après.publié dans les journaux, m'obligea de quitter ma nouvelle demeure, et de chercher un asile dans un lieu plus éloigné. Voici le fait. On disait que M. l'abbé de Firmont
(car je suis communément connu sous ce nom à Paris), enrôlé dans la garde nationale, trouvait, à la faveur de son nouveau déguisement, moyen de s'introduire souvent au Temple, où il avait de fréquentes conférences avec madame Élisabeth, et par suite avec le roi lui-même» J'imagine que cette singulière histoire ne fut pas crue par un seul homme de sens; mais le soupçon seul m'exposait à de grands dangers, et les amis de la famille royale, ainsi que les miens, m'engagèrent à quitter Paris pour un temps, afin de faire tomber ce bruit» Ce conseil m'affligea vivement; néanmoins, comme la nécessité me contraignait à le suivre, je me rendis à Choisy, petit village à neuf milles de Paris, où je demeurai inconnu sous le nom d'Edgeworth; regardé comme un Anglais peu riche, d'un caractère tranquille, et qui avait quitté Paris pour Cher* cher le repos. J'étais depuis peu dans cette espèce de solitude, lorsque l'archevêque d* Paris, obligé de fuir son diocèse, m’investis de tous ses pouvoirs et me chargea de la. conduite de son troupeau : redoutable marque de confiance dans tous les temps; et dans l'horrible confusion qui régnait, confiance bien au-delà de ma capacité et de mes forces. Cependant, je regardai comme un devoir d'y; répondre, et je n'eus plus d'autre pensée que relie de retourner a Paris. Tandis que je débattais dans mon esprit les différentes mesures à prendre, afin de mériter la confiance qu'on m'accordait, avec le moins de danger possible pour moi-même, je reçus une autre marque de confiance encore plus effrayante» «L'infortuné Louis XVI, entrevoyant jusqu'où pouvait aller l'atrocité de ses ennemis, et résolu à se préparer à tous les événements, jeta les yeux sur moi pour l'assister dans ses derniers moments, s'il était condamné à mourir; mais il ne voulait faire aucune demande au parti régnant, ni même prononcer mon nom sans mon consentement. Le message qu'il m'envoya me toucha au-delà de toute expression, et je n'oublierai jamais la manière dont il était conçu. Un Roi même dans les fers a le droit de commander; mais ce n'était pas un ordre. Mes soins étaient demandés, simplement comme un gage de affection que je lui portais.... comme une faveur qu'il espérait que je ne lui refuserais pas; mais comme ce se/vice pouvait être suivi de quelques dangers pour moi, il n'osait insister, et me priait seulement dans le cas où le danger me paraitrait trop grand) de lui désigner un ecclésiastique digne de sa confiance, et moins connu que je ne l'étais, laissant la personne absolument à mon choix.
« Ce message, comme vous pouvez croire, me donna plus à penser qu'aucun message que j'aie reçu de ma vie. L'opinion générale était que l'ecclésiastique appelé à ce terrible ministère ne survivrait pas à son prince; et l'on pouvait croire, d'après l'horrible politique du moment, cette opinion assez vraisemblable. Cependant, autant que j'en peux juger, cette considération n'était pas celle qui pesait le plus sur mon cœur, et si je ne m'abuse pas, j'étais parfaitement résigné à mon sort. Mais la confusion dans laquelle se trouverait le plus grand diocèse de France, commis maintenant à mes soins, était une considération plus accablante, parce que.je me voyais positivement perdu , que je survécusse au Roi, oui ou non. Néanmoins, forcé de prendre mon parti sur-le-champ, je résolus de faire, ce qui dans le moment paraissait être un appel du Tout-Puissant, et je m'en ternis pour tout le reste à la Providence; je fis répondre au plus infortuné des Rois, « qu'à la vie et à la mort je serais son ami » Aussitôt que j'eus donné cette réponse positive, je reçus ordre de rester à Paris, et de ne pas bouger de chez moi, jusqu'à ce que je visse quelle tournure prendraient les affaires. Plusieurs jours s'écoulèrent, et je vous laisse à juger combien mon âme était torturée; cependant je profitai de ce moment, pour mettre ordre à mes affaires, pour faire mon testament et pourvoir aussi bien que je le pus à tout ce qui se rapportait au diocèse, dans le cas où je mourrais. La plus grande difficulté était de cacher toutes ces dispositions à ma mère et ma sœur avec lesquelles je logeais, n'ayant rien trouvé de mieux dans Paris pour me cacher, qu'un coin de leur petit appartement où je prenais mes repas, Où je recevais, et où je dormais. Je continuai ainsi d'être accablé d'affaires et d'inquiétudes jusqu'au 20 janvier, que je reçus un billet du conseil exécutif contenant ces mots:
« Le conseil provisoire, ayant une affaire « de la plus haute importance a communiquer « au citoyen Edgeworth de Firmont; l'invite « à passer sans perdre un instant, au lieu de « ses séances, etc., etc. »
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« Il était cinq heures après midi et une voiture m'attendait à la porte; mais comme je savais que ma pauvre mère serait fort alarmée de me voir sortir à cette heure, lorsque tout était danger pour moi au-dehors, j'envoyai sur-le-champ chercher un de ses intimes amis , je lui confiai mon secret, le priant de le garder jusqu'à ce qu'il eût de mes nouvelles, et de dire à ma mère, que l'on m'avait précipitamment appelé pour assister une personne mourante, et que je ne pourrais revenir à la maison que le lendemain matin. Cette assurance la tranquillisa pleinement, mais Betty n'en fut pas dupe, et dit à son ami: « Hélas! la personne mourante, c'est le Roi! j'ai toujours appréhendé ce moment pour mon frère.... il est perdu pour moi: son devoir est d'y aller, je dois me résigner à mon sort »
« Vous ne vous attendez point sans doute, mon cher LTssher, à un détail circonstancié du plus terrible jour qui ait jamais éclairé la France, et de la triste nuit qui le précéda. Vous en connaissez une partie, et ce qui n'a pas été publié ne peut se confier au papier jusqu'à ce que j'aie vu l'infortuné reste de la famille des Bourbons, avec laquelle je n'ai jamais correspondu depuis ce moment. Aussitôt que j'aurai acquitté ma dette envers eux, vous serez certainement le premier informé; et vous verrez peut-être, dans le malheureux Louis XVI, un prince qui, avec toutes les vertus, n'a eu qu'un tort, celui de penser trop bien des autres, tandis qu'il se refusait justice à lui-même
« Je reviens à mon histoire particulière, car c'est elle seule que je prétends écrire. Vous êtes indubitablement curieux de savoir par quel bonheur j'échappai aux dangers,
(i) Le lecteur attentif doit avoir observé que, dan» le récit de la mort de Louis XVI donné ici et autre part par l'abbé Edgeworth, il n'a point fait mention de sa sublime apostrophe, lorsque la fatale hache priva. la France de l'un de ses meilleurs monarques. —Fils de saint Louis, montez au ciel!— Le motif de cette, omission est bien simple. Mais il n'y eut jamais de plus beau sentiment pour une telle occasion; et si ces paroles atteignirent l'oreille du Roi assassiné, elles auront rempli son âme de consolation et de courage.
que dans cette occasion mes amis appréhendaient pour moi. La seule réponse que je puisse faire à celle question, c'est que réellement je n'en sais rien; tout ce que je peux dire, c'est qu'au moment du coup fatal, je tombai à genoux, et j'y restai jusqu'à ce que les misérables acteurs de cette horrible tragédie vinssent, avec des cris de joie, montrer la tête sanglante à la populace, et m'arroser du sang qui en dégoûtait. Alors, je pensai qu'il était temps de quitter l'échafaud; mais jetant les yeux autour de moi, je me vis entouré de vingt ou trente mille hommes armés. Essayer de percer cette foule me parut une folie; cependant, comme je devais prendre ce parti, ou paraître, en restant, partager la joie publique, ma seule ressource fut de me recommander à la Providence, et de diriger mes pas vers le côté où les rangs me paraissaient moins profonds. Tous les yeux étaient fixés sur moi; mais aussitôt que j'eus atteint la première ligne, à ma grande surprise, on ne Ht aucune résistance: la seconde ligne s'ouvrit de la même manière ; et parvenu à la quatrième ou à la cinquième, je fus absolument éperdu dans la foule
(car on ne m'avait pas permis, dans cette occasion, de porter aucune marque extérieure de mon état), et l'on ne fit pas plus d'attention à moi que si j'avais été simple spectateur d'une scène qui déshonorait à jamais la France.
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« Ma première pensée, en me voyant Vivant et libre, fut de courir en toute hâte auprès de M. de Malesherbes, pour lequel le Roi' m'avait chargé d'un message très-important. Je trouvai l'infortuné vieillard baigné de larmes ; et le récit que je lui fis n'était pas propre , comme vous pouvez croire, à les sécher. Mais bientôt oubliant ses propres malheurs, pour m'arracher, s'il était possible, aux dangers qui lui semblaient menacer ma tête." « Fuyez, me dit-il, fuyez, mon cher Monsieur, cette terre d'horreur, et les tigres qui la gouvernent. Non, ils ne vous pardonneront jamais voire inviolable attachement pour le plus infortuné des Rois; votre conduite de ce malin est un crime dont tôt ou tard ils chercheront à vous punir.Moi-même, quoique moins exposé que vous à leur fureur, je vais me retirer dans ma terre. Mon cher monsieur, croyez-moi, non-seulement à Paris, mais en France, il n'est pas un seul asile assuré pour vous. »
« C'était assurément le conseil de l'amitié; mais trois puissantes considérations me rendirent sourd à toute proposition de ce genre. Le diocèse auquel je me devais aussi longtemps qu'il me serait possible d'y rester; madame Élisabeth, avec laquelle, malgré son emprisonnement, je correspondais de temps en temps, et que j'avais promis de ne jamais abandonner; et enfin, des ordres de la plus haute importance, donnés par le Roi, et que je ne pouvais exécuter qu'en France. Pensant alors que je pourrais concilier tous ces devoirs en me cachant quelque temps, j'écrivis un mot à Betty pour l'informer que je vivais ; et aussitôt qu'il fit nuit je montais en voiture et je me rendis bien secrètement chez un de mes amis à trois lieues de Paris.»
« Cet ami, dont le nom ne doit pas être un secret pour vous, puisque c'est à lui que votre frère doit la vie, était le baron de Lezardier; d'un caractère noble et sans tache, avancé en âge, et vivant dans l'opulence. Non seulement il me reçut à bras ouverts, raws dédaignant tous les dangers auxquels il exposait sa famille et lui-même, il insista pour que je regardasse sa maison comme la mienne, et que je ne cherchasse point d'autre asile. C'est là que je reçus, durant trois mois, tous les soins que l'amitié la plus délicate peut suggérer; et quoique sa famille fût fort étendue et ses domestiques nombreux, mon existence fut à peine soupçonnée hors des portes, tant le secret fut bien gardé.» Mais je n'étais pas depuis long-temps dans celte paisible retraite, lorsqu'on m'écrivit de Paris, que trois clubs différents, et particulièrement celui des Jacobins, réclamaient mon supplice comme un châtiment dû à mon criminel attachement pour le tyran, etc., etc. Cette nouvelle était alarmante; mais un gazetier (ami ou ennemi, ce que je ne sais pas) ayant publié peu de jours après que je m'étais sauvé , en Angleterre où j'entretenais des intelligences, non seulement avec les émigrés les plus marquants, mais avec M. Pitt lui-même, ce conte s'accrédita et je fus complétement oublié.
« Cependant, cette histoire, toute favorable qu'elle était pour moi, m'affligea beaucoup d'un autre côté, parce qu'elle m'obligeait à me cacher plus soigneusement que jamais: si l'on m'eût trouvé en France, après un tel rapport, j'aurais passé aux yeux du gouvernement, pour un émissaire de la cour d'Angleterre, pour un agent des émigrés, et pour un émigré moi-même. Tous ces mmes, ajoutés au premier, n'eussent pas rendu ma position bonne; je fus donc obligé de me renfermer plus que jamais, n'osant aller à Paris que la nuit, et y demeurer qu'un jour ou deux chaque fois; quoique ma maison dût être ouverte à tous, puisque je me devais à tous, peu de personnes savaient où j'étais, et comment parvenir jusqu'à moi. A la vérité, de ma retraite j'entretenais une active correspondance avec la ville, mais tontes les affaires ne pouvaient se traiter par lettres, et je m'aperçus bientôt que le diocèse commis à mes soins, loin de prospérer dans mes mains, souffrait immensément de mon absence.
« Dans cette douloureuse situation, et ne sachant réellement quel parti prendre, j'écrivis une longue lettre à l'archevêque, l'informant de tout et lui demandant conseil. Malheureusement pour moi, ma lettre, quoi qu’adressée à l'officier commandant à la frontière (qui favorisait sous ma main ma correspondance), fut saisie, ouverte et renvoyée au Comité de salut public. Bientôt après, la maison de M. de Lezardier, où j'étais caché, fut investie au milieu du jour; et toute sa famille, supposant que l'orage se dirigeait contre moi seul, tomba à mes genoux, me suppliant de pourvoir à ma sûreté par une prompte fuite. Je cédai à leurs instances, en vérité, avec quelque répugnance; et jetant tous mes papiers au feu, je m'échappai par une petite porte donnant sur des champs, où je demeurai jusqu'à ce qu'il fît sombre. Mais combien ma douleur fut amère lorsqu'en revenant à la nuit, j'appris que mon estimable ami avait été conduit en prison avec son plus jeune fils et sa fille aînée, et que, sur la route de Choisy à Paris, trois fois leurs conducteurs, altérés de sang, avaient tenu conseil pour savoir s'il ne valait pas mieux abréger cette affaire en les égorgeant sur le-champ. Mon âme fut un peu soulagée, quelques jours après (au moins sous un rapport), par la positive assurance, que parmi les nombreuses questions faites aux trois prisonniers à leur arrivée à Paris, pas un mot n'avait été dit sur moi, ce qui prouvait clairement que je n'étais pas la cause innocente de leur infortune. Mais le meilleur des amis n'en était pas moins en danger
(caria prison et la mort commençaient à être synonymes en France), et mes papiers étaient à jamais perdus.
« Cet événement, cependant, ne fut point fatal à M. Lezardier; après dix jours d'emprisonnement il fut renvoyé. Pour mes papiers, ceux que je regrette le plus et que probablement je regretterai toujours, ce sont des lettres que m'écrivait, du Temple, la princesse Élisabeth, dont je vous ai déjà parlé. (Mais ceci n'est que pour vous seul, car le moment de toutes les révélations n'est pas encore arrivé). Malgré la constante vigilance de ses gardes, cette infortunée princesse trouvait les moyens de, correspondre avec moi de temps en temps, pour me demander conseil dans des circonstances critiques. Ses lettres m'étaient apportées dans un peloton de soie, et toutes les mesures si prudemment prises, que la correspondance, soupçonnée à la fin, ne fut jamais découverte. J'ai déjà anéanti, dans un moment critique, toutes celles qu'elle m'écrivit sur différents sujets avant son emprisonnement; j'étais moins sensible à cette perte tant qu'elle fut vivante, parce que je pouvais la réparer; mais lorsque je réfléchis qu'elle n'est plus, et que ses dernières pages, arrosées de ses larmes, et peignant sous de si vives couleurs sa résignation et son courage, sont maintenant perdues pour la postérité, je m'en afflige comme d'un malheur public.
« Revenons à mon sujet. Le pauvre officier qui avait favorisé ma correspondance avec l'archevêque de Paris, fut bientôt mandé pour donner des détails sur les lettres anonymes que l'on mettait à la poste sous son couvert; l'affaire pouvait devenir sérieuse, non pour l'officier qui se retranchait dans son ignorance du contenu de ces lettres; mais pour l'auteur, dont l'existence en France ne pouvait plus être un mystère ; en conséquence, tous mes amis se réunirent pour me conjurer de me retirer sans délai dans quelque province éloignée. J'eus à peine le temps de voir et d'embrasser ma pauvre mère pour la dernière fois. Je pourvus, autant que la circonstance me le permettait, à l'administration du diocèse, et ces deux devoirs remplis, je montai en voiture, et sous le nom d'Essex, je fus à Montigny, où M. le comte de Rochechouart me reçut dans son château avec une extrême politesse.
« Mon premier soin fut d'écrire à madame Élisabeth, par son fidèle agent, et de lui donner mon adresse exacte, dans le cas où elle voudrait m'envoyer un peloton de soie. Cette lettre était adressée à l'agent et signée Essex; mais un moment après l'avoir mise à la poste, j'appris que la personne à laquelle j'écrivais avait été arrêtée peu de jours après mon départ de Paris, pour avoir favorisé la correspondance clandestine de l'une des prisonnières de la famille royale. Je sus, d'un autre côté, qu'un de mes amis, cité devant le Comité de salut public, et questionné sur la lettre que j'avais écrite à l'archevêque, avait, par inadvertance, découvert le nom sous lequel je m'efforçais de cacher mon existence. Fâcheux concours de circonstances, en effet, puisque ma lettre, adressée à un prisonnier, serait certainement portée au Comité de salut public. Là, sans autre recherche, mon écriture confrontée à celle des lettres anonymes écrites à l'archevêque, allait indiquer mon nom , mon adresse, et tous les moyens de s'emparer de ma personne. Je vous laisse à juger, mon cher Ussher, dans quelle perplexité me jeta cet accident; heureusement la Providence prit pitié de ma détresse; et après toute une semaine passée dans la plus cruelle anxiété, je reçus des nouvelles de la personne elle-même; elle m'informait que l'affaire avait été assoupie et ma lettre sauvée.
« Je passe sous silence plusieurs incidents moins importants arrivés durant les quatre mois de mon séjour chez M. de Piochechouart, et j'en viens à celui qui m'obligea de fuir et de chercher un asile. Le Comité de salut public ayant découvert le nom sous lequel je me cachais en France, lit insérer dans les papiers publics un article relatif à je ne sais quelle correspondance supposée entre Louis XVI et le Roi de Prusse. Cet article était insignifiant par lui-même; mais l'auteur, afin de donner plus de crédit à son histoire, avertissait le public qu'il tenait cette anecdote de M. Essex, le dernier ami de Louis XVI, par conséquent fort bien informé de tout ce qui s'était passé. Ce papier vint à Montigny, où j'étais généralement connu jusqu'alors comme un Anglais peu riche, voyageant pour ses affaires ou pour sa santé. La ressemblance de nom, et je ne sais quoi dans ma personne qui aux yeux de certaines personnes décelait un ecclésiastique, firent bientôt naître d'autres pensées. Les premiers jours je fis peu d'attention à ce que l'on murmurait autour de moi, espérant que l'anecdote et l'auteur seraient promptement oubliés; mais, tandis que je cherchais ainsi à me tranquilliser, un homme âgé, et de la plus noble apparence, vint au château, et demanda M. Essex: on l'introduisit; et tous les témoins s'étant retirés, « Monsieur, me dit.il, votre existence dans « cette maison n'est pas un secret pour le « public: elle n'a pas occasionné jusqu'ici le « moindre soupçon, parce qu'on vous supposait un homme de peu d'importance; mais « un paragraphe inséré dernièrement dans « les papiers est maintenant le sujet de toutes « les conversations, et tous les veux dans le v voisinage sont fixés sur vous. Ayez la bonté « de lire cet article; et si vous vous reconnaissez, oh! mon cher Monsieur, perte mettez à un homme qui était votre ami avant « d'avoir eu l'honneur de vous voir, de vous « demander de pourvoir à votre sûreté par « une prompte fuite, car ici vous serez iniailr liblement arrêté », « Cette visite inattendue me donna, comme vous le supposez bien, beaucoup à penser. Je remerciai ce vieillard avec la plus vive reconnaissance; et, après avoir tenu conseil avec le peu d'amis que j'avais dans cette partie de la France, il fut unanimement décidé que je devais fuir en toute diligence. Je me rendis à Fontainebleau, comme un des lieux les plus tranquilles de la France. Je n'y avais ni amis ni connaissances; mais une dame que je n'avais vue qu'une fois, apprit mon arrivée, et vint à mon secours: elle mit à ma disposition son « crédit, sa bourse, ses serviteurs; et ma mère n'aurait pu faire plus pour moi que ne fit cette excellente dame durant mon séjour en ce lieu. Malheureusement il ne fut pas long, parce qu'on donna l'ordre d'arrêter tous les étrangers.Pour moi, une arrestation était une mort certaine; je fus donc obligé de fuir de nouveau. Le baron Lezardier ne m'avait jamais perdu de vue au milieu de mes détresses : il avait un vieux serviteur d'un caractère ferme et d'un intrépide courage; il me le dépêcha pour me protéger dans ma fuite. Nous tombâmes dans les mains d'une troupe armée chargée de surveiller tous les voyageurs et d'arrêter tous ceux qui paraîtraient suspects; mais la contenance hardie de mon compagnon me sauva; et, grâce à son zèle, j'arrivai sans accidents à Bayeux en Normandie, à deux cents milles de Paris.
« De là je pouvais facilement passer en Angleterre, parce que la côte n'était que faiblement gardée ; mais madame Élisabeth vivait encore, et, si elle courait des dangers, je voulais, fidèle à ma parole, être son ami jusqu'à la fin, en dépit de tout ce qui en pourrait résulter pour moi-même. Je restai donc à Bayeux, et je me logeai dans une petite chaumière où je vécus ignoré, personne ne soupçonnant qu'un homme de mon importance pût se loger dans une si horrible habitation. Bientôt après, le baron de Lezardier, chassé de ville en ville, vint me joindre dans ma cabane avec ses trois filles et son plus jeune fils, et nous y demeurâmes dix-huit mois totalement oubliés. Il était encore dans l'opulence lorsqu' il arriva; mais son château brûlé en son absence, toutes ses terres saisies, et la perte de presque tous ses amis guillotinés, le plongèrent dans la misère et dans la douleur. Je devins sa seule ressource. Mes nombreux amis, dont quelques-uns jouissaient toujours d'une grande fortune, me sachant dans une si triste situation, vinrent de tous côtés à mon secours (sans que je l'aie jamais demandé); et, en réunissant à ce qu'ils m'envoyaient, ce que je recevais de vous, j'eus le bonheur de soutenir, non pas dans l'opulence, mais au-dessus du besoin, une des plus respectables familles de France.
« A la vérité, nous versions journellement bien des larmes dans notre solitude, du reste assez supportable; mais mon pauvre baron, après la perte de tout ce qu'il possédait dans le monde, apprit la mort de ses deux fils, jeunes gens du plus grand mérite (un troisième avait été égorgé dans les prisons de Paris, et le quatrième dans ce moment défendait sa vie). Bientôt après, il reçut l'affreuse nouvelle qu'une bande de scélérats avaient assassiné sa quatrième sœur dans le moment où elle fuyait à travers les champs pour éviter quelque chose de pire. De mon côté, ce fut dans cette même solitude que je reçus la fatale nouvelle de l'arrestation de ma pauvre mère, qui succomba bientôt à sa douleur. Betty, arrachée d'auprès d'elle, fut traînée de prison en prison, en grande partie à cause de moi. Enfin, j'appris que madame Élisabeth, la gloire de la religion et l'idole de la France, venait de périr sur l'échafaud, victime de la cruelle politique de nos tyrans. Je dois avouer que ce dernier coup brisa mon cœur autant que la perte de ma bonne mère: je n'étais resté en France que pour elle, bien décidé à voler à son secours, dans quelque moment qu'elle m'appelât, en dépit de toutes les conséquences qui en pourraient résulter pour moi. Mais, hélas! au moment même où l'on m'annonçait qu'on venait de l'arracher du Temple, cette vertueuse princesse n'existait déjà plus: seize heures seulement s'écoulèrent entre son jugement et sa mort; et ma seule consolation est de penser que, si j'avais été à Paris, je n'aurais pu lui être d'aucune utilité, tant ce fatal événement fut inopiné et rapide A cette funeste nouvelle je me décidai à quitter la France: c'était un devoir de rester tant qu'elle vivait; maintenant je pouvais, je devais fuir. Peu de jours avant son emprisonnement elle m'avait confié verbalement ses dernières Volontés, en me chargeant de les exécuter et» personne, aussitôt que j'apprendrais sa mort. C'est pour exécuter ses ordres que je suis maintenant à Londres; et aussitôt que cette lettre sera fermée, je partirai pour Édimbourg »
A l'époque où l'abbé Edgeworth arriva a Londres, la fugitive famille royale de France était à Édimbourg: il s'y rendit en toute hâle, pour s'acquitter du message de la princesse Élisabeth. Il n'est pas nécessaire de dire comment cette malheureuse famille reçut l'intrépide et constant ami de Louis XVI, le dépositaire de ses vœux et de ses dernières volontés; la présence d'un tel homme devait apporter des consolations, même aux plus affligés d'entre eux.
La manière dont la nation anglaise ac? cueillit l'ecclésiastique français persécuté et exilé, et pourvut à son bien-être, honore la nature humaine et le caractère national des Anglais. L'offre d'une pension faite par le roi d'Angleterre à l'abbé Edgeworth, par le ministre M. Pitt, prouve que la vertu, sou$ quelque habit qu'elle paraisse, obtient un tribut spontané d'admiration et de respect. Il convenait au noble caractère du confesseur de Louis de refuser alors cette pension; mai» on verra par une des lettres de ce recueil, que plus tard, à une époque fâcheuse de sa vie, l'abbé réclama cette promesse, et que le ministre s'empressa d'acquitter la promesse de son souverain.
Pendant le séjour de l'abbé à Londres, les personnes de la plus haute distinction l'honorèrent d'attentions particulières, et les commissaires du collège royal de Maynooth le sollicitèrent vivement,par l'entremise du docteur Moylan, d'accepter la présidence de cet établissement. Le collège regretta beaucoup, probablement, de lui voir refuser cet honneur; mais les lecteurs seront fort étonnés d'apprendre qu'un des commissaires ne montrait tant d'empressement auprès de l'abbé Edgeworth, que par crainte de voir nommé à cette place, par le docteur Hussey, évêque catholique de Waterford, le révér. John Chetwode Eustace
(nom célèbre dans la littérature sacrée). M. Eustace dans ce moment occupait la chaire de belles-lettres dans ce collège; il est inutile de dire ici les raisons qui déterminèrent ce gentleman à donner sa démission d'une place que personne dans le pays ne pouvait mieux remplir que lui.
L'abbé Edgeworth/après une courte visite à Edimbourg, revint à Londres; mais il fut bientôt appelé à des scènes inattendues, et joignit sa destinée à celle des personnes qu'il nomme dans une de ses lettres la plus mal- heureuse famille vivante. La lettre suivante fait connaître les circonstances qui amenèrent son changement de résidence
Magnifique! Merci Yann!
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