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 « bio-pouvoir » ou « thanatocratie » ?

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Sulpice

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« bio-pouvoir » ou « thanatocratie » ? Empty
MessageSujet: « bio-pouvoir » ou « thanatocratie » ?   « bio-pouvoir » ou « thanatocratie » ? Icon_minitimeJeu 9 Avr - 10:15

Révoltant mais très juste « bio-pouvoir » ou « thanatocratie » ? 35958
La tribune de Jean-Loup Amselle, anthropologue.

  • Dans ses célèbres cours du Collège de France de 1976 publiés sous le titre « Il faut défendre la société », Michel Foucault a opéré une distinction tranchée entre deux types de pouvoir, celui prévalant au XVIIe et XVIIIe siècle et l’autre débutant au XIXe siècle et s’étendant jusqu’à l’époque contemporaine.

    Le premier type de pouvoir, de nature disciplinaire, est celui du souverain qui s’exprime essentiellement en affirmant ses prérogatives sur la mort de ses sujets. C’est l’époque des exécutions capitales en place de Grève, des supplices appliqués aux corps des condamnés (écartèlement, etc.) et de l’interdiction du suicide.

    A partir du XIXe siècle se met en place un nouveau type de pouvoir qui entend régir la vie des citoyens tout en laissant toute latitude quant à la mort. Celle-ci devient discrète voire cachée. La dernière exécution publique dans les prisons est celle d’Eugène Weidman qui a lieu le 17 juillet 1939 à Versailles.


    L’emblème de l’Etat moderne

    A travers ce nouveau type de pouvoir que M. Foucault nomme « bio-pouvoir » se manifeste l’essence même de l’Etat contemporain, c’est-à-dire le racisme moderne. C’est le seul moyen dont il dispose pour, selon son expression, « faire vivre » et « laisser mourir ». Il permet d’une part de gérer et de contrôler la « population » en la fragmentant en une série de sous-ensembles (natalité, mortalité, maladies endémiques) assimilés à des races et, d’autre part, en étatisant la mortalité, d’exercer, dans le cadre du système politique, la fonction substitutive de la mort.

    Pouvoir de vie, non-pouvoir de la mort, tels semblent être les deux emblèmes de l’Etat moderne, ceux-ci s’appliquant aussi bien à sa forme démocratique, qu’à ses variantes totalitaires, le nazisme et le stalinisme.

    Le modèle du « bio-pouvoir » de l’Etat contemporain tel que l’a énoncé M. Foucault a reçu depuis sa définition un large écho dans de larges secteurs de l’opinion à l’échelle internationale. Le contrôle des individus à travers l’hygiène publique, la Sécurité sociale, les dossiers médicaux (carnet de santé, etc.), la carte Vitale, les campagnes de vaccination obligatoire, de détection préventive de certaines affections (cancer colorectal, mammaire, etc.) semblent être, outre leur utilité intrinsèque, des exemples convaincants de la manière dont l’appareil institutionnel assujettit les citoyens au nom de son souci de les maintenir en bonne santé.


    Le libéralisme contre le « bio-pouvoir » ?

    Si le « bio-pouvoir » peut être considéré comme le moyen de maintenir la force de travail en bon état tout en minimisant son coût de fonctionnement, c’est-à-dire en limitant les frais de dépense de la Sécurité sociale, ce modèle trouve ses limites tout d’abord dans le cadre de l’extension de l’ultra-libéralisme qui vise à minimiser le plus possible les dépenses publiques en matière de santé.

    Le démantèlement du secteur public et notamment de l’hôpital public représente déjà une première limitation du « bio-pouvoir » dans la mesure où il annonce le développement du secteur des cliniques privées censées se substituer à la prise en charge des malades par l’ensemble de la société. Cette ultra-libéralisation de la santé publique se traduit donc progressivement par une individualisation des parcours de soin d’ailleurs en phase avec l’option libérale du dernier Michel Foucault.

    On peut ainsi considérer que son adhésion à cette doctrine a été vue par lui comme permettant précisément d’échapper au pouvoir de l’Etat, et donc à son « bio-pouvoir ». La privatisation du domaine de la santé, le fait de recourir exclusivement à des médecins nommés justement « libéraux », à des cliniques privées peut apparaître précisément comme le moyen privilégié d’échapper à l’emprise coercitive de l’Etat. La liberté de se soigner, ou de ne pas se soigner, de mourir, sans être pris en charge peut être également vue, en un sens, comme une libération.


    Le « bio-pouvoir » a-t-il fait son temps ?

    Le désengagement de l’Etat peut être ainsi analysé comme un désengagement du « bio-pouvoir » et cela peut s’étendre également au secteur des personnes âgées et des retraités qui sont considérés depuis quelque temps par certains penseurs ultra-libéraux comme une charge insupportable dont il faut se débarrasser. Bref, le maintien en bonne santé et en vie de la population ne semble plus être le but ultime du capitalisme dans sa phase actuelle, de sorte que le « bio-pouvoir », fût-ce dans son aspect coercitif de contrôle des citoyens, paraît avoir fait son temps comme schème d’explication, comme épistémè, de l’Etat contemporain.

    Comme la pandémie actuelle du Covid-19 le montre, un nouveau modèle se met en place, celui du darwinisme social dans lequel la survie des plus aptes devient la préoccupation essentielle. Le corollaire de cette position est que les plus faibles doivent céder la place, soit dans le cadre de l’« immunité de groupe » qui fait fonction de tri avec un grand nombre de contaminés et de victimes, soit dans le cadre d’un tri effectif où l’on décide de n’intuber et de ne réanimer que les malades les plus jeunes – ou les moins vieux – en raison du manque de respirateurs et de lits de réanimation.


    Du pouvoir sur la vie au pouvoir sur la mort

    Le pouvoir médical n’est donc plus un pouvoir sur la vie mais un pouvoir sur la mort des individus concernés. Contrairement à ce qui passait depuis le XIXe siècle, il ne s’agit plus désormais de « faire vivre et laisser mourir » les citoyens mais de « faire vivre le capital » et de « faire mourir » les vieux et les improductifs. En témoigne l’appel à la réouverture des entreprises indépendamment des conditions d’hygiène et de distanciation requises, appel entrant en contradiction avec les injonctions à rester chez soi. En témoigne également l’encombrement des quais de la gare du Nord du RER à 6 heures du matin contrastant avec les rues désertes de Paris dans la journée.

    Le triage a donc pour effet de séparer ceux qui sont destinés à survivre de ceux dont la vie n’a pas d’importance, que l’on peut sacrifier sur l’autel des actionnaires qu’il s’agisse des inaptes (personnes âgées et malades) ou des indésirables (migrants, réfugiés). Bref, du bio-pouvoir de l’Etat, on est donc passé à un « thanato-pouvoir » ou à une « thanatocratie ».


Et c'est signé Jean-Loup Amselle

Né en 1942, Jean-Loup Amselle est anthropologue et directeur d’études à l’EHESS. Il est auteur de « L’Ethnicisation de la France » (Lignes, 2011) et de « Les Nouveaux Rouges-Bruns. Le racisme qui vient » (Lignes, 2014). Il publie le 10 janvier : « L’universalité du racisme », aux éditions Lignes (142 p., 12,90 euros).

Et c'est à lire ici
https://www.nouvelobs.com/idees/20200408.OBS27254/jean-loup-amselle-bio-pouvoir-ou-thanatocratie.html

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