Bien tapé
Max-Erwann Gastineau revient sur la fascination des élites françaises pour le supranationalisme.
- Entre appels à reconstruire l’"indépendance française" et exhortations à inscrire l’après-crise dans un cadre européen consolidé, lesté du poids de gigantesques dettes à mutualiser, la bonne santé du "en même temps" macronien tranche avec l’incertitude ambiante et son lot de questions lancinantes. Comme celles des plus pressantes : qui du Général de Gaulle, héraut de l’indépendance perdue, ou du grand soir fédéral aura raison de l’après-coronavirus ?
Les élites françaises sont sans nul doute les plus partisanes du grand saut fédéral
Une question qui nous ramène cinquante ans en arrière, à la croisée des chemins. Au soir de sa vie, dans sa demeure de Colombey-les-deux-Eglises, de Gaulle pose son regard sur le devenir du vieux pays. Entouré de son fidèle compagnon, André Malraux, l’homme du 18 juin livre ses dernières confessions : "Les Français n’ont plus d’ambition nationale. Ils ne veulent plus rien faire pour la France. Je les ai amusés avec des drapeaux, je leur ai fait prendre patience en attendant quoi, sinon la France ?" Déconstructeur en chef de faux-semblants, de Gaulle anticipait ce qui allait succéder à son ambition nommée "grandeur" : le triomphe des "illusions de l’école supranationale" (sic), d’une Europe dans laquelle les pays "seraient régis par quelque aréopage technocratique, apatride et irresponsable" et où, poursuit-il dans ses Mémoires, "sous les apparences de délibérations collectives, (…) nos représentants, sans jamais dire : "Nous voulons", ne feraient que "plaider le dossier de la France"". Et contempler sous les artifices de la communication les pots cassés de l’impuissance : politique agricole, sanitaire, industrielle…
De toutes les élites européennes, les élites françaises sont sans nul doute les plus partisanes du grand saut fédéral ; de l’avènement d’une Europe où l’échelon supranational, fort de prérogatives élargies, favoriserait du moins la convergence sinon l’uniformisation d’un espace appelant à l’"union sans cesse plus étroite" entre ses peuples.
LE SUR-MOI HUGOLIENChaque nation a son propre rapport à l’Europe. Plus qu’une coopération interétatique réglée de procédures et cadencée de réunions entre chefs de gouvernement, l’idée européenne en France est plus qu’une politique ; elle est une idée, l’idée que la France se fait d’elle-même, le récit que la France comme idée se raconte à elle-même depuis la Révolution française. Une idée, c’est-à-dire une abstraction, celle qui dessine une nation purement spirituelle ; somme de principes voués à se liquéfier dans les affluents de l’universel. Une nation-abstraction qui a pour ancêtre Robespierre, lorsqu’il affirme que tout homme oppressé dans le monde est français ; Jules Ferry, lorsqu’il justifie l’entreprise coloniale en vue "d'organiser l'humanité sans Dieu et sans roi", dans la fidélité à la nation révolutionnaire, destinée à répandre sur Terre la lumière tricolore de la raison universelle ; Clémenceau, lorsqu’il voit dans la meilleure armée du monde l’éternel "soldat de l’idéal" ; Aristide Briand lorsqu’il formule , à la tête de la Société des nations (SDN), le veux fraternel de mettre "la guerre hors la loi". Une nation-abstraction qui se lit enfin dans les vers de son plus éminent représentant : Victor Hugo.
"Ô France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité ; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple ! salut, Homme ! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde."
Il se pourrait donc que le supranationalisme européen des élites françaises soit un moyen de sauver la France
La flamboyance de la prose hugolienne s'inscrivait bien dans le schéma d'une France conquérante et scintillant depuis 1789 comme un phare devançant la nuit. Mais dans une France fatiguée par les drapeaux de la Résistance, lasse d'assumer ses responsabilités, convaincue que son tour est passé, qu’elle est "trop petite pour réussir seule", cela change tout. Ainsi ne dit-on plus "ô France, tu es trop grande pour n'être qu’une patrie", mais "ô France, tu es trop petite pour en être encore une" (demeurer quelque chose de substantielle). Ainsi ne dit-on plus "résigne-toi à ton immensité", mais "résigne-toi à ton exiguïté" (à la modestie de ta superficie, à la petitesse qui aura marqué ton passé...). Autrement dit, si les finalités du programme hugolien restent les mêmes - la France doit disparaître et, en disparaissant, devenir enfin elle-même : le monde - les raisons de le réaliser ont changé. Celles-ci ne sont plus contenues dans la grandeur de la vocation française - si singulière parmi les nations – mais dans l'échec patent qui aura scellé la tentative du peuple français de s'en montrer digne.
Loin de nous prendre à revers, il se pourrait donc que le supranationalisme européen des élites françaises soit un moyen de sauver la France ; sa vocation, son universalité constitutive, sa raison d’être et de se mouvoir en cockpit de la fusée-fraternité.
L’ARRIÈRE-FOND PHYSIOCRATIQUEUn autre aspect consubstantiel à l’idiosyncrasie nationale doit retenir notre attention. L’"école supranationale" française est aussi l’héritière d’une fascination ; celle de nos élites pour des modèles technocratiques, administrant d’en haut le bon remède à un ensemble social perfectible.
Selon Pierre Rosanvallon, cette fascination trouve ses origines chez les "physiocrates" et leurs successeurs ; de grandes figures politiques et intellectuelles du XVIIIe et XIXe siècles, telles Condorcet ou Mercier de la Rivière, qui opposaient à l’"arbitraire de l’opinion", au sens commun, aux "égarements de la volonté humaine" : la "contre-force de l’évidence".
Pour qualifier ce parti de la Raison déployant d’autant mieux ses lumières qu’il avance à l’abri de l’irrationalité des masses, Rosanvallon utilise un adjectif bien connu de nos jours : "illibéral". L’"illibéralisme français" est, d’après le professeur au Collège de France, ce "despotisme éclairé" articulant comme aucun autre "le culte de la loi et l’Etat rationalisateur, la notion d’Etat de droit avec celle de puissance administrative". Contrairement aux élites anglaises marquées par la Common law (l’autorité de la coutume), les élites françaises, cartésiennes, opèrent ce savant mélange fait de certitudes et de fascination pour les changements à opérer.
Un surmoi hugolien sécularisé en religion de l’humanité prenant pour templiers les canons bruxellois de la supranationalité institutionnalisée
"Despotique" mais "éclairé", l’illibéralisme tricolore correspond bien à la période dite des "doctrinaires", qui rêvaient dans les années 1830-1840 de faire cohabiter le Roi et les idées libérales de la Révolution ; d’assister le monarque d’un Parlement élu par un collège électoral restreint, rassemblant une élite de propriétaires et de notables instruits, capables d’opposer l’"évidence" à l’humeur des foules. Un rêve qui, nous l’aurons compris, peut parfaitement s’accommoder de l’absence du peuple comme agent politique ; se marier à une Europe pour qui, comme le rappelait l’ancien président de la Commission Jean-Claude Juncker, "il n’y a de démocratie en dehors des traités".
Réunion du parti technocratique et du parti néo-hugolien (porte-drapeau de la nation-abstraction), le macronisme est le dernier né du supranationalisme français, son point d’aboutissement le plus pur ; l’incarnation de cette volonté - très française - de conjuguer le rêve postnational européen à une efficacité politique supérieure, libérée de l’incertitude démocratique (l’arrière-fond physiocratique). Un surmoi hugolien sécularisé en religion de l’humanité prenant pour templiers les canons bruxellois de la supranationalité institutionnalisée. Un surmoi qui vient de loin, du tréfonds de notre histoire, et qui demain, dans un nouveau monde marqué par le retour des nations, pressé par des opinions publiques soucieuses de protection, saura s’abstraire de lui-même pour reconstruire, sur les ruines de ce sempiternel égoïsme nommé "patrie", les murs de l’indépendance perdue ?
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Marianne.
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