De Bougainville aux robots sous-marins : une brève histoire de l’exploration scientifique maritime
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Petite Fourmi
Nombre de messages : 121 Date d'inscription : 29/01/2019
Sujet: De Bougainville aux robots sous-marins : une brève histoire de l’exploration scientifique maritime Mar 20 Oct - 10:33
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"Il y a trois sortes d’hommes, disaient les Grecs de l’antiquité : les vivants, les morts, et ceux qui sont en mer. Mais à l’époque, bien sûr, on ne prenait pas la mer par goût de la connaissance. Aussi, l’exploration maritime scientifique au sens « moderne » du terme aura attendu le XVIIIe siècle pour connaître son véritable essor. Des premières expéditions de Bougainville aux découvertes les plus récentes sur la vie dans les abysses, Usbek & Rica - qui vous propose par ailleurs de passer trois jours à bord d'Energy Observer le long des côtes californiennes en jouant à notre loterie - retrace ici les grandes étapes de cette histoire."
Sommaire
Bougainville, le pionnier
Les trois voyages de Cook
Monsieur de Lapérouse tient le rythme
De Nicolas Baudin à la marine scientifique
XIXème siècle : la science, rien que la science ?
1872 : premier navire océanographique
1948 : première plongée en bathyscaphe
Satellites et robots sous-marins
Bougainville, le pionnier
Jusqu’au XVIIIème siècle, les explorations maritimes s’inscrivent avant tout dans des logiques commerciales ou territoriales. La science, donc, ne s’y invite que tardivement. Si certains aiment à considérer Luigi Ferdinando – le comte Marsilli – comme le premier océanographe de l’histoire, pour l’écrivain et journaliste Dominique Le Brun, spécialiste de l’histoire de la navigation, il n’y a aucune ambiguïté : « Le premier à partir au nom de la science, c’est Bougainville ». Brillant mathématicien amateur, ce marin français né en 1729 entame un tour du monde fameux à partir de 1766. « C’est le premier à emmener avec lui un astronome, Véron, de façon à pouvoir faire des points astronomiques et fixer les lieux visités, mais aussi un cartographe et un botaniste, Philibert de Commerson. »
Quelle fut la contribution réelle de Louis-Antoine de Bougainville à la connaissance scientifique ? « C’est là que l’on touche au problème de Bougainville », explique Dominique Le Brun. « Son tour du monde a quelque chose de bidon. Bougainville avait colonisé les îles malouines dont il voulait faire une base de départ logistique pour les latitudes sud. L’Espagne a réclamé ces terres entre temps, et pour que la cérémonie de passation des lieux soit plus respectable, Louis XV a eu l’idée de prolonger ce voyage par un tour du monde. Pour donner du panache à la chose, et parce que ça l’intéressait, Bougainville transforme cela en voyage scientifique. »
Si, au final, les résultats se révèleront assez décevants, les voyages de Bougainville auront tout de même eu ce mérite : initier ceux de James Cook.
Les trois voyages de Cook
En 1768, alors qu’il est âgé de quarante ans, James Cook est chargé par la Royal Society d’explorer le Pacifique sud avec à la recherche du mythique « continent austral ». C’était là l’obsession d’un cartographe écossais très en vue, Alexander Darlymple. C’est à son initiative que le marin anglais dépose des scientifiques à Tahiti pour mesurer le transit de Vénus devant le soleil. Il poursuit ensuite sa route en descendant plein sud jusqu’à toucher la grande barrière de corail, ce qui lui permet d’affirmer qu’il n’y a pas de continent inconnu à cet endroit.
Darlymple insiste, et obtient que Cook reparte pour un tour du monde en longeant la banquise de l’hémisphère sud. « Cook va faire cet immense voyage en trois ans, pour arriver aux mêmes conclusions : il n’existe pas de continent austral, au mieux un continent antarctique qui doit être invivable. L’Angleterre l’admet, et charge alors Cook de trouver le passage du Nord-Ouest en lui demandant de passer par le détroit de Béring », raconte Dominique Le Brun.
L’histoire finira mal, puisque Cook trouve la mort lors d’une violence altercation avec des Hawaïens. Toutefois, les voyages de Cook permirent de faire de nettes avancées en termes de navigation (il emportait avec lui une copie du chronomètre marin H4 mis au point par John Harrison), mais aussi de naturalisme : 3000 nouvelles espèces de plantes furent ainsi découvertes.
On passera rapidement sur le cas d’Yves Joseph de Kerguelen, dont la découverte de l’archipel qui porte aujourd’hui son nom (grâce à Cook, d’ailleurs !) n’aura pas eu de retombées scientifiques importantes. « Kerguelen, pour moi, c’est l’histoire d’un type qui a pété les plombs et qui est devenu un pervers narcissique suite à sa notoriété subite à la cour de Louis XV », explique Dominique Le Brun.
Le cas de La Pérouse est déjà nettement plus intéressant sur le plan de la collecte scientifique, et s’inscrit dans la continuité logique de Cook. « Louis XVI, passionné de géographie et de marine, décide de mettre sur pied une grande expédition qui reprendrait les éléments des voyages de Cook pour les approfondir. C’est qu’entre le premier voyage de Cook et le moment où Louis XVI se lance dans ce projet, deux choses se sont améliorées : les chronomètres et les sextants. »
Reste un défi de taille : faire en trois ans ce qui en a pris douze à Cook. Malgré la densité du voyage, La Pérouse tient le rythme. Il emmène avec lui un nombre bien plus conséquent de scientifiques que ses prédécesseurs, pour couvrir aussi bien l’histoire naturelle que la botanique ou la physique. « L’intérêt, c’est qu’ils partent avec un catalogue de question posées par les académies, avec un programme déjà très complet. Prudemment, il est prévu que les premiers résultats scientifiques seront déposés à terre et transportés au fur et à mesure ».
C’est aux Britanniques que l’on doit d’avoir eu accès aux derniers relevés scientifiques de La Pérouse
La première batterie d’observations est déposée au Kamtchatka, dans l’Extrême-Orient russe, et ramenée à Versailles par le grand-oncle de Ferdinand de Lesseps à la veille de la Révolution. Un deuxième débarquement de matériaux a lieu aux Philippines, puis un troisième à Botany Bay, en Australie, où stationne la flotte anglaise. Une chance : la France et le Royaume-Uni ne sont pour une fois pas en guerre ! C’est donc aux Britanniques que l’on doit d’avoir eu accès aux derniers relevés scientifiques de La Pérouse, qui disparaîtra en mer deux mois plus tard.
De Nicolas Baudin à la marine scientifique
Au tout début du XIXème siècle, « il n’est plus question de mettre des navires à l’eau pour autre chose que tirer des coups de canon », plaisante Dominique Le Brun. À cela, tout de même, une exception : Nicolas Baudin. Parti du Havre en 1800 sur ordres de Napoléon, Baudin a pour mission de repérer les côtes australiennes et de Nouvelle-Guinée. Le nombre et la variété des scientifiques embarqués sont tout à fait exceptionnels : quinze (pour la plupart) jeunes spécialistes, dans des branches aussi diverses que la minéralogie, la botanique, l’anatomie, l’astronomie, la zoologie… Des prémisses formidables, donc, mais c’était compter sans les effets dévastateurs de la promiscuité, d’autant que les scientifiques n’ont pas franchement le pied marin. La mutinerie n’est pas loin.
À l’issue de ce voyage, la France s’enrichit de très nombreuses collections scientifiques - d’animaux marins en particulier (méduses, planctons, etc.). Si le voyage de Baudin inaugure une ère de recherche plus désintéressée, les tensions entre marins et scientifiques embarqués susciteront a posteriori une telle méfiance que les savants deviendront, pour les années à venir, persona non grata à bord des navires d’exploration.
Buste de Nicolas Baudin à Albany, en Australie / Nachoman-au / CC BY-SA 3.0
Dès 1815, à la Restauration, l’Angleterre comme la France n’ont à nouveau plus d’ennemis. La France en profite pour créer une nouvelle marine, avec des officiers qui ont reçu, en plus de leur formation de marins, une éducation scientifique. C’est le cas de Jules Dumont d’Urville, jeune lieutenant et botaniste à qui l’on devra, en 1819, d’avoir signalé l’importance archéologique de la Vénus de Milo tout récemment découverte. Deux ans plus tard, alors qu’il est lieutenant de vaisseau, il embarque à bord de La Coquille sous le commandement du capitaine Duperrey pour un voyage d’exploration scientifique qui permettra de rapporter quatre cents nouvelles espèces de plantes et deux cents nouvelles espèces d’insectes.
XIXème siècle : la science, rien que la science ?
Entre 1815 et 1870 a lieu une succession constante de voyages maritimes scientifiques organisés par toutes les nations. L’Allemagne s’y était même mise dès le tournant du siècle avec les voyages de Humboldt, et la Russie s’illustre avec les ambitions du marquis de Traversay, ministre de la marine impériale russe.
En 1831, le HMS Beagle quitte Devonport pour une deuxième grande mission de cartographie. À son bord se trouve un jeune scientifique du nom de Charles Darwin, engagé comme homme de compagnie du capitaine, et qui va mettre à profit ce voyage pour accumuler, d’escale en escale, une masse d’observations extraordinaire (notamment sur la distribution des récifs coraliens).
Impossible aussi de ne pas évoquer les navires HMS Erebus et HMS Terror qui, sous le commandement de James Clark Ross - et avant de se lancer à la recherche du « passage du Nord-Ouest » - avaient été utilisés pour étudier le magnétisme terrestre dans les mers du sud entre 1839 et 1843. Pour l’anecdote, c’est le Terror qui a donné son nom à la récente série d’Amazon Prime, relatant sous un angle fantastique sa dernière et tragique mission.
Et après ? « À partir de 1850 », explique Dominique Le Brun, « l’Angleterre pose les bases de ce qui deviendra l’empire victorien, et les Français ont aussi un grand nombre de possessions à travers le monde. Personne ne s’aventure plus dans les terres des autres. »
1872 : premier navire océanographique
Cela n’empêche pas le britannique Charles Wyville Thomson, naturaliste écossais, de mener trois expéditions qui lui permettront de constater que la vie est possible – et abondante - au moins jusqu’à 4550 mètres de profondeur. La corvette Challenger, armée pour l’occasion en 1872, est considérée par certains, à raison ou à tort, comme le premier navire océanographique.
Le Prince Albert 1er de Monaco, quant à lui, instaure dès 1884 une nouvelle ère de mécénat. Passionné d’océanographie, il fait modifier son propre yacht, l’Hirondelle, pour en faire un navire d’exploration océanographique… où il n’hésite pas à s’embarquer lui-même. Ses voyages se poursuivront sur deux autres navires qui sillonneront les mers jusqu’à 1921, et qui compteront à leur bord des scientifiques de première classe.
Charcot fait feu de tout bois : mer d’Irlande, du Nord, Manche, Baltique, Atlantique, océan arctique…
En 1894, Ernest Solvay finance l’expédition d’exploration scientifique du pôle Sud d’Adrien de Gerlache, un jeune ingénieur belge. « C’est le premier hivernage en antarctique, et une opération purement privée. Dans son équipage, deux personnages dont on entendra parler par la suite. Le premier est Roald Amundsen, celui qui découvrira enfin le fameux passage du Nord-Ouest, et l’autre, Frederick Cook, l’Américain qui s’attribua plus tard la conquête du pôle Nord. »
À peu près à la même époque, Jean-Baptiste Charcot investit lui aussi sur ses propres deniers pour financer de nombreuses explorations scientifiques. Avec le Prince de Monaco, il réalise la première expédition antarctique française entre 1903 et 1905, et prendra sa relève au moment de sa mort. Charcot fait feu de tout bois : mer d’Irlande, du Nord, Manche, Baltique, Atlantique, océan arctique… Hélas, comme d’autres aventuriers des mers avant lui, il trouvera la mort en 1936 à bord de son mythique Pourquoi pas ? IV.
Modèle réduit du Pourquoi Pas ? IV du commandant Charcot au Musée océanographique de Monaco. / Semnoz / CC BY-SA 3.0
1948 : première plongée en bathyscaphe
Entre Charcot et les années 1950, la frénésie d’explorations connaît toutefois un ralentissement. Du côté de la France, les gouvernements successifs rechignent à trop investir – voire à investir tout court – dans la mesure où les mécènes pourvoient généreusement à la recherche océanographique. « L’essentiel de ce qui était à découvrir a été découvert, du moins au niveau des territoires. On entre donc dans une phase de recherche plus géologique, pour des débouchés favorables à l’industrie », commente Dominique Le Brun.
L’idée de se tourner vers les profondeurs fait son chemin : Théodore Monod effectue en 1948 la première plongée en bathyscaphe, dans un modèle expérimental conçu par le savant suisse Auguste Piccard - qui inspirera le personnage du Pr. Tournesol à Hergé.
Et le commandant Cousteau, dans tout ça ? Après tout, pour des dizaines de millions d’individus à travers le monde, cet ancien officier de la marine nationale est devenu le symbole de l’océanographie. Dominique Le Brun se montre toutefois plein de nuances sur son cas : « Faire de jolis films sur la mer, ce n’est pas de l’exploration, c’est du documentaire. Mais son nom permettra de donner naissance à de beaux projets. »
Satellites et robots sous-marins
Depuis Cousteau, on sait que l’étude des océans ne manque pas d’opportunités : recherches secrètes sur les courants sous-marins, propagation des ondes dans les couches d’eau, récupération de nodules polymétalliques… Reste une question : l’exploration maritime au sens strict a-t-elle encore un sens ? Katia Nicolet, chercheuse en biologie marine et conseillère scientifique à bord d’e l’Energy Observer, ne nie pas que la précision des satellites actuels permet de récolter des informations très pertinentes. « Mais il faut souvent pouvoir vérifier ces données avec des technologies utilisées à même les océans : bouées, sondes, etc., précise-t-elle. Et pour tout ce qui relève de la biologie marine, il faut encore aller voir par nous-mêmes ».
« On se rend compte qu’on connaît mieux la surface de la Lune que nos océans. » Katia Nicolet, chercheuse en biologie marine
L’utilisation de nouveaux submersibles (habités) et de robots sous-marins – fonctionnant selon un principe proche des drones aériens – autorise l’exploration de zones jusqu’alors inatteignables. Cette technologie, petit à petit, repousse les frontières de l’exploration. La limite empirique des 60 mètres de profondeur pour l’exploration côtière a plus que doublé, dévoilant un territoire resté plus ou moins vierge. Quid d’exploits spectaculaires comme celui du cinéaste James Cameron descendu au plus profond de la fosse des Mariannes (soit plus de 10 000 mètres de profondeur) ? Katia Nicolet explique : « Toute découverte, toute avancée est évidemment bonne à prendre. Et à partir de 1000, 3000 mètres de profondeur, on ne connaît rien. Certes, la biodiversité chute énormément, mais il n’empêche : on se rend compte qu’on connaît mieux la surface de la Lune que nos océans. »
À côté de ces révolutions purement technologiques, des progrès majeurs ont eu lieu dans deux autres domaines : celui des modèles statistiques, qui jouent un grand rôle dans la compréhension des mécanismes des océans ; et celui de la génétique, entrainant une remise à plat d’« acquis » bâtis principalement sur des études morphologiques. « Tout ce que j’ai appris sur la taxonomie des coraux pendant mon doctorat, on peut plus ou moins le brûler », plaisante Katia Nicolet. Quand on sait que sa thèse a été soutenue il y a quatre ans à peine, on mesure la vitesse à laquelle la connaissance progresse.
Energy Observer fait un tour du monde en autonomie énergétique, propulsé grâce aux énergies renouvelables et à l’hydrogène vert
Pour ce qui est des financements, la part du privé et du public s’est plus ou moins équilibrée. Les États subventionnent la recherche à travers les travaux indépendants de leurs universités, avec la collaboration internationale en lire de mire. Pas de surprise quant à l’identité de ces États : France, Allemagne, Japon, Etats-Unis, Royaume-Uni… Une certaine tradition se perpétue, sans toujours emporter dans son sillage des pays qui pourraient devenir, tant pour leurs ressources que leur littoral, des acteurs de premier plan (l’Arabie Saoudite par exemple). Les financements privés demeurent quant à eux importants, de façon évidemment moins désintéressée : qu’il s’agisse de la mise au point de technologies ou de recherche pure (de nouvelles énergies pour alimenter les bateaux), la perspective d’une mise en application directe reste au premier plan.
Et demain ? « Sans la menace du changement climatique », explique Katia Nicolet, « on pourrait poursuivre la recherche pour la pure compréhension de l’univers, mieux saisir l’interconnexion entre les écosystèmes… Mais cette menace est telle que lutter contre elle doit devenir prioritaire. »
Energy Observer au départ d'Amsterdam en 2019 :copyright: Energy Observer Productions - Amélie Conty
Pour la chercheuse, cela passe, pour une grande part, par de nouvelles énergies. Energy Observer fait un tour du monde en autonomie énergétique, propulsé grâce aux énergies renouvelables et à l’hydrogène vert : la porte ouverte à un transport maritime plus propre, lui qui aujourd’hui pèse autour de 4% des émissions de CO2 mondiales. Mais ce n’est pas tout : on sait aujourd’hui que le fond des océans est le terrain de nombreux processus biochimiques qui peuvent impacter durablement le climat – et inversement, du reste. Une autre excellente raison de continuer à explorer bravement ces territoires où nul être humain n’est jamais allé.
Merci à Eric Senabre pour ce texte qui m'a passionné et que j'ai donc partagé dans le forum. https://usbeketrica.com/fr/article/de-bougainville-aux-robots-sous-marins-breve-histoire-exploration-scientifique-maritime
_________________ Pour moi, se spécialiser, c'est rétrécir d'autant son univers.
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