Le couple d'enragés
Carcassonne, Aude, 1754.
Jean Roussinier et son épouse sont des personnages hauts en couleur dans le quartier. Un genre de voisins dont on se passerait bien.
Je laisse la parole à Guillaume Dauphin, vénérable octogénaire qui a le malheur de vivre près d'eux:
Lui-même et ses voisins " ont toujours vu ou entendu la femme Roussinier et sa famille, journellement, de nuit ou le jour, se quereller avec les gens du quartier et se battre presqu'à tout moment avec son mary ou ses enfants, mettant la pluspart du temps tout le voisinage en alarme, faisant du tapage toute la soirée, croyant quà tout moment ils veulent s'égorger, se mettant la pluspart du temps tout en sang par les égratignures et coups qu'ils se donnent entre eux".
C'est contre eux que Jacques Ruffel, tanneur de cuir, porte plainte " disant que le jour d'hier (24 septembre 1754) sur les onze heures de la nuit, venant de faire patrouille en qualité de sergent, ayant rencontré de (la) jeunesse qui donnoit des sérénades et s'étant un peu arrêté pour écouter les instruments et s'en revenant ensuite chez Lay et passant devant la porte de la maison où loge le nommé Jean Roussinier, blancher, il auroit entendu un grand bruit et ayant écouté sur la porte de cette maison quy reste toujours ouverte, il auroit entendu que ROussinier et sa femme quy sont gens quereleux, se battoient à outrance.
Un moment après, la femme l'ayant aperçu, luy auroit demandé avec colère qu'est ce qu'il faisoit là, et luy ayant répondu que ce n'étoit pas pour rien de mal, qu'au contraire il seroit bien aise de mettre la paix entre eux comme étant voisin, cette femme luy auroit dit qu'ils n'en avoient quoi faire, et de suite s'étant racrochés avec son mary, ils auroient continué de se battre de telle force que l'un et l'autre étoient prêts à s'égorger, s'étant mis tous en sang, ce que le suppliant ne pouvant voir sans être touché de la plus vive compassion de l'état de l'un et de l'autre, il se seroit aproché pour tacher de les séparer mais au lieu que la femme soit bien aise d'un tel médiateur, elle se seroit au contraire déchainée contre luy, vomissant à son égard mille injures atroces, le traitant de coquin, fripon, ce qu'elle répéta plusieurs fois, luy disant de se retirer au plus vite sans quoy elle l'assomeroit à coups de pierre, et ne pouvant retenir sa rage et sa colère, elle effectua ses menaces en luy tirant et faisant tirer des pierres par un de ses fils âgé d'environ quatorze ans, ce quy l'auroit engagé à se retirer au plus vite voyant que c'étoient des enragés.
Il croyoit qu'après que la fureur de cette femme se seroit calmée, elle se seroit repentie d'avoir si mal payé la bonne intention du suppliant quy tentoit d'empêcher que tant elle que son mary ne s'égorgeassent, il auroit appris que cette femme, voulant mettre à proffit les égratignures et contusions qu'elle s'étoit attirée par les coups que son mary luy avoit donnés et se figurant qu'à la faveur de certains témoins qu'elle se seroit flattée de gagner par argent ou promesse, ils déposeroient (devant le juge) faussement contre luy, faisant semblant comme sy c'étoit luy quy l'eut maltraitée, elle auroit à cet effet suborné plusieurs personnes du voisinage".
Les témoins vont ensuite se succéder devant le juge.
Marie Rougé, 40 ans :
Le 24 au soir, "elle entendit que les enfants de Roussinier se battoient, ce qu'elle entendit de son lit qui est contigu et attenant la maison de ladite Roussinier et Roussinier père ayant menassé ses enfants de les battre s'ils ne cessoient leurs disputtes, les enfants sortirent et elle entendit que la fille de Roussinier disoit à quelqu'un qui estoit sur la porte de sa maison d'où vient qu'il venoit écouter ce qui se passoit dans l'intérieur d'icelle, à quoy la personne répondit : Que veut cette putain ? Et alors la fille Roussinier dit :
- Je te connais Ruffel, retire toy !
La mère étant sortie, s'adressa à luy en disant :
- D'où vient que tu traites ma fille de putain ?
A quoy il répondit que la fille estoit aussi putain que la mère.
Roussinier mère luy dit de se retirer et celuy cy au contraire, dit qu'il vouloit entrer dans sa maison et que malgré toute sa famille, il luy donneroit vingt coups de pied dans sa maison et elle entendit crier ladite Roussinier :
- Ah mon Dieu, la tête !
Elle entendit qu'on se battoit puis elle vint à la porte de sa maison pour la prier de luy donner du secours, qu'elle venoit d'être assassinée.
Antoine pagès, garçon pareur, 32 ans :
" Environ minuit, Rouzaud son colègue vint le faire lever et estant sorti pour aller travailler de leur métier, lorsqu'ils passèrent vis à vis la ruelle de Pignol, ils entendirent du bruit chez Roussinier et distinguèrent une voix qui se plaignoit beaucoup, en disant ay ay (aïe, aïe).
Rouzaud luy dit alors qu'en allant l'éveiller, il auroit vu un jeune homme qui poursuivoit la dite Roussinier dans la ruelle en la traittant de bougresse et luy disant qu'il vouloit luy couper les bras".
François Charzy, garçon chirurgien de Me Lacroix, 18 ans :
Le 25 au matin, "la femme Roussinier vint se faire panser chez le Sieur Lacroix où elle auroit dit publiquement dans la boutique que Ruffel estoit venu la veille dans sa maison l'assassiner avec un batton.
La mère de Ruffel vint plusieurs fois chez le Sieur Lacroix pour demander accomodement à la femme Roussinier qui luy demanda quarante huit livres et Ruffel luy en offrit trente livres et luy offrit encore de luy payer les fraix (du chirurgien) et ce devant témoins".
Marc Calvet, cuisinier, 35 ans :
" Environ les neuf heures et demy du soir, il enten dit que Roussinier et sa femme se battoient, ce qu'il écouta un moment et fit son chemin, allant à la rue Gondal et repassant environ une heure et demy après, il entendit qu'on se battoit encore".
Etienne Bonla dit la Jeunesse, homme de chambre du marquis de Cavanac, 27 ans :
" Environ les onze heures et demy du soir, il entendit beaucoup du bruit dans la rue, ce qui l'obligea de mettre la tête à la fenêtre d'où il entendit que ladite Roussinier, son fils et sa fille traitoient Ruffel de maraut, de voleur, de fripon et de coquin, ce qu'on entendoit d'un bout de la rue à l'autre".
Marie Costesèque, 40 ans, déclare que les Roussinier "se battent journellement" et que le 24 à minuit, Ruffel "issant dans la rue, entendant les Roussinier se battre, il y fut pour les séparer".
Philippe Fabre, couturière, 22 ans :
" Elle parla à l'épouse de Manuel quy luy dit que Roussinier et sa femme s'étoient fort battus le 24 et qu'on vouloit l'obliger à leur servir de témoin en luy donnant de l'argent, sur quoy elle l'exorta à ne pas le faire parce qu'elle se damneroit, à quoy ladite Manuel luy répondit qu'elle ne vouloit pas se damner.
Elle luy dit que Pagès seroit un fort témoin contre Ruffel, Pagès ayant dit à Manuel qu'il vouloit se venger contre luy".
Bref, il est difficile de savoir qui disait exactement la vérité. Mais cela révèle qu'on pouvait parfaitement tenter de manipuler la justice par de faux témoignages. Qui disait vrai ? Ruffel ou la femme Roussinier ?
Ce qui est sûr, c'est qu'il fallait être bien patient ou bien résigné pour avoir de tels voisins.
AD Aude, archives judiciaires, B535.