Bonjour,
Voici un texte très poétique construit autour des ressemblances et des différences entre la Révolution et la République.
Extraits de Moi, La Révolution. Remembrances d'un bicentenaire indigne de Daniel Bensaïd, chez Gallimard en 1989. II. 1. pages 95 à 98.
« Deux siècles déjà que vous vous évertuez à me définir, à me classer, à me ranger. À croire que ça vous rassurerait de me savoir à ma place sur une étagère, dans un fichier, dans un répertoire.
La Grande Révolution Française ? Et bourgeoise, de surcroît ?
Grande, je veux bien ? Pas de fausse modestie. Mais française, bourgeoise, classique ? C'est un peu court, un peu simple. Toujours votre manie des définitions tautologiques. Je ne me laisse pas définir comme ça. Je me détermine pas à pas, dans un ordre de mystère et de complexité croissants. Plus on me connaît, plus je gagne à être connue, et plus je m'enfonce dans mes énigmes.
Vous voulez me faire un bicentenaire de bande dessinée !
C'est toujours la même histoire. Vous me confondez avec la République. Nous sommes nées, il est vrai, du même élan, du même mouvement. Bien qu'elle fût de trois ans ma cadette, nous paraissions jumelles. Nous partagions la même majuscule. Pendant le terrible hiver de l'an II, nous marchions côte à côte. Du moins au début... Nous avions la même pointure : nous échangions nos sabots ; nous brisions le même pain. Nous rêvions- presque- les mêmes rêves.
On nous disait inséparables. Siamoises. Et nous en riions.
Donatien nous surnommaient malicieusement Justine et Juliette.
Pourtant, il y avait déjà entre nous l'infime différence, la minuscule distinction : un grain de beauté, un trouble du regard, une nuance de teint... Je tendais de toutes mes forces à l'universel ; elle aspirait déjà au particulier. Je me consumais tout entière dans l'espace public ; elle aménageait en secret sa vie privée. Je me donnais sans compter, elle ne se prêtait qu'à intérêt. Je vivais au jour la journée ; elle avait quelque chose de la fourmi, qui épargne et prévoit.
Elle eut ses grandeurs, ses héroïsmes, son sublime même. Mais en ces temps de démesure, il devenait presque ordinaire de se surpasser.
Au début, c'est moi qui l'ai encouragée, initiée, entraînée, protégée quand il le fallait. Elle était la petite dernière, toujours à la traîne, un peu chétive, pas encore formée. Tous ces braillards ne la prenaient pas au sérieux. Nous défrichions avec un émerveillement partagé le jardin d'une découverte. Le triste automne 1793 glissa entre nous les premières ombres, la brèche imperceptible qui, ensuite, se creuse et s'élargit. Nous eûmes nos premières querelles, d'idées et de cœur tout à la fois. En ces heures décisives, une idée est aussi une passion.
Elle s'accommodait du suffrage censitaire. Confier la démocratie au peuple, avant de l'avoir éduqué, ce serait, me disait-elle, ouvrir les vannes à toutes les démagogies. Elle fréquentait le café girondin de la rue du Paon. Puis elles se rapprocha de Danton et de Robespierre. La rigueur du second la fascinait, l’appétit et les gauloiseries du premier l'enchantaient.
Choquée par l'esclavage, elle admettait néanmoins qu'il fallait se donner le temps de préparer des réformes sur la voie de la citoyenneté, prévoir un affranchissement progressif, avec des épreuves de bonne conduite et des périodes probatoires : un passage trop brutal de l'état sauvage à l'état de civilisation pouvait être fatal...
Elle trouvait aussi que les républicaines révolutionnaires, avec leurs cocardes, leurs intrusions, leur tapage, donnaient des femmes une mauvaise image, et qu'il fallait les rappeler à la décence.
Elle avait cette pondération précoce et exaspérante des bons élèves, qui gèrent leur avenir, la barrette dans les cheveux, le tablier toujours propre, le cahier de texte bien tenu, avec des colonnes droites et des pages sans pâtés. J'étais tumultueuse, ébouriffée. J'avais toujours les genoux couronnées de mercurochrome, de l'encre au bout des doigts, des maculatures de craie sur mes habits. Aux cafés à la mode, je préférais la bonne franquette des assemblées sectionnaires enfumées et les empoignades désordonnées sur la place publique.
Nous étions toutes deux filles du peuple. Mais je sentais en elle cette confuse aspiration à monter, à se hisser dans ses moyennes bâtardes où s’énerve tout caractère natif, à s'élever à l'aisance. Elle n'avait pas vraiment des goûts de luxe. Juste des petits goûts de confort. Un penchant pour les esprits mixtes, demi-cultivés, grossièrement parvenus, si caractéristiques des classes bourgeoises. Souvent le cul entre deux chaises, avec des prudences de nouveau riche.
Je comprenais les risques de manipulation que comporte le suffrage universel. L'égalité méritait bien de passer outre. Je savais qu'il faudrait improviser, inventer, oser le chaos, mobiliser le dévouement et la vigilance des plus pauvres, l'espoir des plus humiliés, la colère des plus opprimés. Il faudrait risquer tous les désordres et briser toutes les disciplines. Et surtout rester soi-même, puiser dans le gisement des intelligences en friche les antidotes à l'usure insidieuse et les énergies nécessaires à une régénération permanente.
Ma cadette République appréciait le sérieux et le brillant des girondins. Elle ne se résignait à l'austérité sévère des montagnards, qu'à titre provisoire. En octobre 1793, elle balançait entre Danton et Robespierre. Le 21 novembre, elle fêtait leur réconciliation, applaudissait leur coup d'arrêt contre la Commune. Moi, je courais les rues. Je connaissais les sacrifices des faubourgs. Je ressentais comme une injustice et une injure personnelle les mesures de police, les tracasseries, les mouchardages, les arrestations qui frappaient chaque jour un étranger ou une grande gueule sectionnaire.
Elle songeait à l'avenir, faisait des projets. Je n'imaginais aucun répit. Elle avait déjà soif de positivité, de « faisabilité », diriez-vous horriblement. Je prenais au sérieux le travail du négatif. Elle avait déjà le sens de l’État. Je prenais toujours le parti de ceux qui se cabrent et s'insurgent. Elle cristallisait les intérêts particuliers. Je portais toujours en moi la même volonté d'émancipation universelle.
De la brouille de 93 à la rupture, il y avait un pas.
Et quelques têtes.
En se séparant de moi, la République s'affaiblissait. Peu lui importait, au fond. Elle voyait loin. Elle gagnait en respectabilité, en « crédibilité ». Elle faisait son trou. On pouvait toujours la répudier et l'exiler. Elle savait qu'on finirait bien par la réhabiliter et la rappeler. Au besoin, elle me demanderait encore un coup de pouce, un coup de main, en souvenir du bon vieux temps. À condition, que je fasse vite, que je ne m'impose pas à table, que je m’éclipse à l'arrivée des invités. Derrière ses airs affables, perçait une volonté implacable de réussite sociale, une ambition froide d'arriver. Saint-Just avait deviné que la destruction totale de ce qui lui est opposé constituait sa force cachée.
C'est toujours la République que vous avez fêtée. C'est en elle, non en moi, que vous vous reconnaissez. Elle a toujours été ton véritable credo, et le véritable terreau de ton radical-socialisme, raisonnable et laïque.
Moi, c'est autre chose. Vous êtes obligés de faire avec, par respect pour mon droit d'aînesse, en somme. Mais, dans les grandes occasions, c'est toujours le même remplacement de la femme qui pleure par celle qui rit, de celle qui est près du poêle par celle qui est près de la porte, de la souillon par le premier prix de conduite, de la victoire défaite par la victoire gagnante.
Toujours la même confusion des torchons révolutionnaires et des serviettes républicaines.
C'est énervant, à la fin. » D.B.
http://blogs.mediapart.fr/blog/alexandre-raguet/290914/valeurs-republicaines-ou-principes-revolutionnaires
madame antoine
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Plus rien ne peut plus me faire de mal à présent (Marie-Antoinette)