En intégralité, l'article de L'Obs
Jean-Georges Noverre ou l’inventeur du balletLa Compagnie l'Eventail ressuscite "Médée et Jason" de Noverre.
(Centre de musique baroque de Versailles / Pierre Grosbois)
article signé Raphaël de Gubernatis
Il fut au XVIIIe siècle le révolutionnaire que sera Cunningham au XXe. Seulement, sa révolution, Jean-Georges Noverre la fit dans le sens absolument contraire. Quand les "postmodernes" américains allaient œuvrer pour une danse où le pur mouvement, libéré de tout affect, de toute narration, de toute inféodation à la musique, devenait le seul moteur de la danse, sa seule raison d'être, Noverre, lui, prônait l'instauration de ce qu'il appelait le ballet d'action.
Tragédies ou comédiesTout en bannissant son rôle ornemental de divertissement de cour ou d'opéra qui prédominait jusque là, Noverre innove avec une danse très théâtralisée, propre à exprimer les passions les plus diverses, à transposer sur la scène chorégraphique, et avec le secours de la pantomime, de grandes tragédies comme Andromaque, Les Horaces et les Curiaces, voire les comédies à l'instar de Tartuffe qui se jouaient au théâtre. Lors de spectacles sans paroles, sans chants, où seuls le mouvement, l'expressivité des gestes et des visages traduisent avec éloquence l'action. Avec le ballet romantique, le ballet académique, puis le ballet néo-classique, le genre prôné par Noverre allait régner en maître quasi absolu jusqu'à la moitié du XXe siècle. Et demeure encore aujourd'hui le favori du grand public.
Les Lettres sur la DanseNoverre n'était pas tout à fait un précurseur. D'autres avant lui, Weaver en Angleterre (avec Les Filous dans la taverne peut-être en 1702, ou plus sûrement avec Les Amours de Mars et Vénus en 1717), ou Hilverding en Autriche, avaient initié le mouvement. Mais Noverre eut pour lui d'être un théoricien, de rédiger et d'affiner ses théories dans ses célèbres Lettres sur la Danse publiées dès 1760 en français et en allemand. Des textes d'une modernité stupéfiante où l'auteur apparaît comme le tout premier metteur en scène, au sens le plus actuel du terme, à une époque où cette notion n'existait même pas, comme un réformateur qui atteignit de son vivant à une célébrité inouïe dans toute l'Europe.
Fils d'un soldat suisseNé à Paris en 1727, d'un soldat suisse au service de la Couronne de France, Noverre obtint d'apprendre la danse auprès de Louis Dupré à l'Académie royale de musique et de danse. S'il ne fut pas un grand interprète, il devint vite maître de ballet, on dirait de nos jours chorégraphe, et le fut à Lyon, où il porta Renaud et Armide à la scène en 1760, après avoir dansé à Versailles devant Louis XV, puis à Berlin, à l'invitation du prince Henri de Prusse, devant Frédéric II. De Lyon, il passa à la cour brillante du duc Eugène de Wurtemberg où il créa en 1763, à la tête d'une troupe de près de cent danseurs, son ballet d'action Médée et Jason, considéré comme son chef-d'œuvre. Donné alors en intermède d'un opéra, il durait alors quelque 25 minutes sur une partition composée par le violoniste et corniste Jean-Joseph Rodolphe.
Une gloire considérableNoverre créa cent autres ouvrages durant un demi-siècle, faisant carrière à Vienne, Milan, Naples, Paris, Londres, illustrant l'extrême mobilité des artistes d'alors, courant d'une capitale à l'autre, là où les conduisait leur renommée ou leur besoin de se faire connaître. Sa gloire fut si considérable que son retour en France ne put se faire sans grincements de dents de la part de ceux qui avaient fait carrière à Paris et devant la Cour de France.
Maître à danser de Marie-Antoinette, à VienneEtant à Vienne directeur des fêtes de la Cour et maître à danser des enfants de l'empereur du Saint-Empire romain germanique François 1er et de l'impératrice Marie-Thérèse, il eut pour élèves tous les archiducs d'Autriche, dont cette archiduchesse Antoine qu'il forma avant qu'elle parte pour Versailles épouser le futur Louis XVI. Et quand il regagna Paris en 1775, celle-ci, devenue reine, tout comme elle imposa Gluck, son maître de musique, imposa Noverre, son maître à danser, comme maître de ballet à l'Opéra.
Maître de ballet à l'Opéra de ParisNoverre y reprit Médée et Jason afin d'en donner une version plus longue à l'Opéra royal de Versailles, en 1775, lors des fêtes du mariage de Madame Clotilde de France, sœur du Roi avec le futur roi de Sardaigne et Piémont. Il en concevra pour Paris une forme plus alourdie, destinée à occuper toute une soirée, en 1780. Elle ne fut pas très bien reçue, mais on voit là que Noverre avait décidé que la danse, au même titre que la tragédie, la comédie ou l'opéra, était digne de constituer à elle seule toute une soirée au théâtre. C'était alors tout nouveau.
Avec MozartIl collabora avec Mozart pour Les Petits Riens, se dégoûta des intrigues et des rivalités au sein de l'Opéra pour en démissionner, se réfugia à Londres durant la Révolution, avant de revenir en France et de mourir à Saint-Germain-en-Laye en 1810. Jason et Médée connut ses ultimes représentations en 1804, à l'Opéra. Entretemps on l'avait dansé dans toute l'Europe.
Du Ballet du Rhin à la Compagnie l'Eventail.Aujourd'hui, c'est le Centre de musique baroque de Versailles qui le ressuscite avec la chorégraphe Marie-Geneviève Massé, et sous l'égide de Benoît Dratwicki qui a suscité ce somptueux projet. Avec le renouveau d'intérêt qu'a connu la danse des XVIIe et XVIIIe siècles, le Ballet du Rhin, en France, en février 1992, avait déjà confié une réalisation de Médée et Jason à l'érudit suédois Ivo Cramer, spectacle remarquable créé dans des costumes et des décors de Dominique Delouche qui s'était inspiré des dessins de Boquet.
Médée et JasonSi l'on a conservé la partition de Rodolphe et les ajouts divers du temps de la recréation de Versailles en 1775, il ne reste rien de la chorégraphie et de la mise en scène de Noverre, sinon l'argument écrit de sa main, des notes sur certains des gestes exécutés entre Jason, Médée et Créüse, des témoignages. Les notes précises de Gaëtan Vestris, le Nijinsky, le Noureïev du temps de Louis XV, qui avait à Stuttgart créé le rôle de Jason et utilisa ces notes pour remonter le ballet à Vienne, à Varsovie comme à Saint-Petersbourg, dorment aussi à la bibliothèque de l'Opéra de Paris.
Documents précieuxPresque tout est donc à réinventer, même si l'on peut encore s'appuyer sur une masse de documents fabuleux envoyés par Noverre au roi Gustave III de Suède, au moment où il sollicitait de ce prince de pouvoir s'installer à Stockholm. Pour appuyer sa demande, le maître de ballet adressa en effet au roi les livrets de quinze de ses ballets dont Jason et Médée, mais aussi 150 maquettes de décors et de costumes concernant plusieurs de ceux-ci. L'assassinat de Gustave III en 1791 vit s'évanouir les espérances de Noverre, mais les précieux documents sont demeurés dans la capitale suédoise. S'y ajoutent des notes éloquentes commentant, sur leurs partitions musicales, de nombreux ballets vus à Paris par un maître de ballet suédois envoyé en France par le même Gustave III pour y parfaire sa formation.
Renaud et ArmideMême si le sujet de Renaud et Armide fait référence au goût du Grand Siècle, ce ballet de pantomime héroïque, créé à Lyon entre 1758 et 1760, du temps où Noverre y séjourna, reflète déjà les préoccupations de vraisemblance psychologique, d'authenticité des personnages qui hantaient Noverre. Celui-ci le reprit à la cour de Wurtemberg, et s'il ne parvint jamais à l'imposer à Paris, il le fit remonter en 1781 à l'Opéra de Londres dans un luxe inouï des costumes et de décors. Ce fut un triomphe. Des danseurs français de l'Académie royale de musique et de danse franchirent la Manche pour en interpréter les grands rôles, à l'image de Gardel. Le danseur Charles Le Picq donna à connaître l'ouvrage de Noverre en Italie, à Venise ou à Milan. A Milan justement où Mozart était avec son père et découvrit la pantomime d' Orphée et Eurydice inspirée par ce Noverre avec lequel il allait un jour travailler à Paris.
Médée et Jason, Renaud et Armide, ballets de Jean-Georges Noverre, recréés par Marie-Geneviève Massé, sous la direction musicale d'Hervé Niquet, les 13 et 15 décembre à l'Opéra royal de Versailles (01 30 83 78 89 ou www.chateauversailles-spectacles.fr) et du 21 au 23 décembre à l'Opéra Comique, à Paris (0825 01 01 23 ou www.opera-comique.com).https://tempsreel.nouvelobs.com/