J'ai trouvé une bonne interview de Benedetta Craveri sur l'art de la politesse au XVIIIe, absolument exquis.
Question : Vous estimez qu’il existe une tradition française de la politesse. Pourquoi ?
Benedetta Craveri : Dans les premières décennies du XVIIe siècle, la politesse a été élaborée comme un code. Celui-ci avait deux fonctions bien particulières : pacifier une noblesse guerrière qui venait de s’entre-tuer pendant les guerres de religion et, en même temps, aider ces aristocrates à faire front commun contre le renforcement de la monarchie absolue en se dotant d’un espace indépendant où poursuivre librement leur mode d’existence.
La haute noblesse parisienne prend alors l’habitude de se retrouver dans des salons, loin de la cour, afin de discuter de littérature, des arts, de la science, de la morale, de la religion, et au XVIIIe siècle, également de la politique.
Ses membres inventent un code complexe et tout en nuances qui permet à ces hommes et ces femmes du « monde », comme on appelle ces cercles, de ne plus se distinguer par l’épée mais par la maîtrise de la parole. Le premier dictionnaire de l’Académie française définit ainsi la politesse comme une « certaine manière de vivre, agir, parler, civile, honnête et polie acquise par l’usage du monde ».
Cet art de vivre tient de l’utopie. Il poursuit un idéal où la politesse règle les rapports humains et arbitre les élégances de l’esprit. L’art de bien parler, les bienséances forment un écran contre la brutalité de l’époque.
Question : Est-ce ce que l’on appelle la politesse du cœur ?
Benedetta Craveri : Cet idéal de politesse répond, à l’origine, à une volonté de distinction sociale aux sens propre et figuré, mais va également être pris en compte dans les prédications chrétiennes de l’époque. En 1609, saint François de Sales écrit une Introduction à la vie dévote pour les femmes de la noblesse.
L’ouvrage va connaître un succès retentissant. Là où, jusqu’alors, les moralistes et hommes d’Église étaient très opposés au « monde », perçu comme un lieu de perdition, saint François de Sales considère, à l’inverse, qu’il s’impose aux femmes et qu’il faut aider celles-ci à concilier le monde avec leur foi religieuse. Il écrit que les manifestations de la politesse, « la face et les paroles ornées de joie, gaieté et civilité », pouvaient être une expression de l’âme et un témoignage éloquent de la présence de Dieu.
De là, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, plusieurs conceptions de la politesse cohabitent : elle est au cœur de la morale de l’honnêteté mais, à commencer par Molière dans Le Misanthrope et Jean-Jacques Rousseau, nombreux sont ceux qui dénoncent le divorce entre l’être et le paraître, et réduisent les bienséances à un simple jeu de masques.
Dans Les Liaisons dangereuses, par exemple, les libertins pervers de Laclos font montre de la plus exquise politesse pour masquer leurs entreprises. Mais sincère ou hypocrite, la politesse est la condition sine qua non de cet art de plaire qui constitue le premier enjeu de la vie de société sous l’Ancien Régime.
Question : Comment la politesse a-t-elle perduré alors que ce monde disparaît avec la Révolution ?
Benedetta Craveri : Cet art de vivre aristocratique sous le signe de la politesse et de l’esprit a profondément marqué la civilisation française. Après que toutes les élites d’Europe au XVIIIe siècle sont venues apprendre les « grâces » à Paris, même la Terreur n’a pas réussi à interdire le vouvoiement durant très longtemps.
Certes, à partir du XIXe siècle, le monopole de la culture et de la circulation des idées n’est plus le monopole de la société mondaine : le Parlement devient le lieu où s’expriment les débats publics et les journaux atteignent désormais un large public.
Néanmoins, il est resté quelque part inscrit dans l’imaginaire collectif ce que Rica, l’un des Persans de Montesquieu, exprimait déjà : « Si l’homme est un animal social, les Français sont plus hommes que les autres. »
Recueilli par Emmanuelle Lucas
Voir notamment cet excellent ouvrage de l'auteur :
https://maria-antonia.forumactif.com/t7794-livre-les-derniers-libertins-par-benedetta-craveri