Le Louis d’or à la corne est-il une vengeance du cardinal de Rohan ?

Le Louis d’or à la corne est-il une vengeance du cardinal de Rohan ?

Grave question !

Commençons par un retour sur le personnage et le contexte :

Chanoine à l’âge de 9 ans, prieur à 11 ans, prêtre à 22 ans, évêque de Strasbourg à 25 ans, le cardinal de Rohan, amateur de titres, de colliers… et de femmes… a connu un parcours fulgurant. Mais le 15 août 1785, jour de l’Assomption, son ascension est stoppée par son arrestation à la suite de l’affaire du collier de la reine. Le Ciel qu’il pensait invoquer pour honorer la Vierge Marie lors de la messe qu’il s’apprêtait à célébrer devient singulièrement caligineux.

Le 31 mai 1786, le Parlement de Paris, saisi du crime de lèse-majesté contre le cardinal, qui, dupé par la fausse comtesse de la Motte, a cru pouvoir offrir à Marie Antoinette le célèbre collier de 647 diamants conçu par les joaillers Bœhmer et Bassange, relaxe le prélat. La reine est humiliée. L’affaire fait grand bruit dans le public où elle est mal interprétée dans un sens défavorable à Marie Antoinette qui a pu paraître, dans cette affaire, frivole, et à tort, adultère.

Louis XVI, un moment ébranlé par les patenôtres du prélat, mais écoutant finalement son épouse, indignée, a adopté la fermeté ; mais il s’est trompé en proposant à Rohan de choisir la juridiction chargée de le juger : à huis clos par lui-même, ou en public par le Parlement. Connaissant les sentiments frondeurs du Parlement de Paris, souvent hostile au souverain, Rohan a bien évidemment choisi les juges du Palais de la Cité. Et ceux-ci, s’ils condamnent la fausse comtesse de la Motte et ses complices, déchargent Rohan de toute accusation.

Le cardinal retrouve des forces ! Il est vrai que son père se prénommait Hercule… Mais on lui retire son titre de Grand Aumônier de France. Exilé en Auvergne à La Chaise Dieu, il ne peut regagner son diocèse de Strasbourg qu’en 1788. Pendant ce court exil, il enrage.

• La France possède à l’époque 17 hôtels de la monnaie. L’un d’eux, situé au bord de l’Ill à Strasbourg, est dirigé par le baron Jean-Louis Beyerlé, dont l’épouse, Jeanne-Marguerite Chalon, est la sœur d’un changeur du roi. Le baron, conseiller du roi, fils d’un ammestre (échevin) de la ville, a vendu sa seigneurie de Niderwiller et sa manufacture de porcelaines au célèbre comte de Custine, qui sera guillotiné en 1793 malgré ses exploits en Amérique. Il se consacre à son atelier monétaire.
  
  
  
  Les monnaies qu’il frappe se reconnaissent au cœur se trouvant sous le portrait du roi et au double B (BB)
  figurant au revers sous le double écu. Parmi ces pièces, les louis d’or, correspondant à 24 livres tournois (20 francs or), ont un taux de métal précieux de 917 pour mille et pèsent un peu plus de 7,6 grammes.
  
  Sur l’avers, on trouve l’inscription LUD. – D – G – FR ET NAV REX : Ludovicus (Louis), Dei Gratia (par la Grâce de Dieu), Roi de France et de Navarre.
  
  Sur le revers figurent les mots : CHRS-REGN-VINC-IMPER : Le Christ règne, vainc, commande. On y voit l’écu à trois fleurs de lis du royaume de France et l’écu du royaume de Navarre portant les chaînes. Selon la légende (mais cela reste une légende), le roi Sanche VII de Navarre aurait, lors de la célèbre bataille de Las Navas de Tolosa en 1212, tranché les chaines du calife almohade qu’il combattait et les aurait reproduites sur son blason.
  
  Habituellement, les louis d’or sont gravés selon le modèle établi par le médailleur officiel Pierre-Simon Duvivier, graveur général des monnaies. On remarque d’ailleurs, en bas du cou du roi, au-dessus du cœur, l’inscription DUVIV, pour Duvivier.
  

Tout à coup commence à circuler en 1786, juste après l’affaire du collier de la reine, coïncidence curieuse, un louis d’or sur lequel le roi Louis XVI est affublé d’une corne, parfois de deux cornes. Le roi de France cornard ! Louis en or, certes, mais en mari trompé au front gibbeux ! Alors qu’en réalité son épouse a échappé au cardinalesque traquenard dont elle ignorait tout. Le faussaire doit être un sacré gaillard. La baronne Henriette d’Oberkirch, dans ses Mémoires, évoque une « infâme et insultante altération ». Aussitôt, la police royale fait saisir et détruire les monnaies outrageantes, vite appelées les « Louis à la corne ». Un petit lot échappe à la saisie. Il n’en reste que quelques exemplaires, rarissimes, qui valent actuellement très cher.

On soupçonne un employé de Beyerlé, qui aurait été soudoyé par le cardinal, et qui aurait modifié et falsifié le coin officiel pour faire apparaître des cornes sur le front de Louis XVI. Le principal agent de la monnaie est un ancien soldat, Rivage, essayeur-graveur, qui a besoin d’argent. Les autres monnayeurs sont Grillet, Chambon, Hohenstreit. Mais l’enquête ne permet pas d’identifier l’instigateur.

Ce n’est pas la première fois que l’atelier monétaire de Strasbourg se fait remarquer. Sous le règne de Louis XIV, les Strasbourgeois avaient déjà émis une monnaie satirique. Le Roi Soleil, après la capitulation d’Illkirch en 1681, avait promis aux Alsaciens la libre frappe de la monnaie, mais avait, en 1693, imposé son effigie sur les pièces. Indignés par le non-respect de la promesse du souverain, ils avaient modifié les lettres de LUD (Ludovicus, Louis) en IUD pour iudas (juif) !

En 1786, la refonte des « Louis à la corne » saisis se fait aux frais de Beyerlé, dont la bonne foi est cependant établie. Mais il doit payer une amende de 350 000 livres et meurt en 1787, ruiné, moralement très atteint, après avoir cédé sa charge à son gendre.

Le cardinal strasbourgeois a-t-il voulu se venger d’avoir été banni de la cour, d’avoir été exilé en Auvergne ? Peut-il s’agir d’une déformation accidentelle du coin de frappe après la demande du ministre Calonne d’émettre de nombreuses pièces ? La concomitance avec l’affaire du collier, et l’endroit précis de « l’erreur », qui crée un appendice frontal dont la signification est évidente, ne laisse guère de doute quant au caractère volontaire de la satirique représentation du roi de France.

Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire

pour https://www.jss.fr/

C'est très intéressant. Ce mois-ci, j'ai visité le siège de la famille Rohan. J'ai cherché le cardinal Rohan et Victoire Armand, princes de Guéménée.
Madame de Guéménée fut la première gouvernante des enfants de Marie Antoinette.
Je prépare un rapport de la visite.