Le Boudoir de Marie-Antoinette

Prenons une tasse de thé dans les jardins du Petit Trianon
 
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 Marie Antoinette, vie privée, vie publique

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pimprenelle

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MessageSujet: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitimeLun 31 Mar - 13:06

Je soumets à vos réflexions cet article passionnant de Mona Ozouf:


Marie-Antoinette : Vie privée, vie publique

publié le 01/06/2006 par Mona Ozouf dans mensuel n°310 à la page 73 du magazine L'Histoire.



Entêtée, indocile, scandaleuse ? Ou héroïque ? Marie-Antoinette a toujours tenu à privilégier ses désirs personnels aux dépens des contraintes qu'imposait son rôle public de reine. Souveraine archaïque ? Ou princesse résolument moderne ? Mona Ozouf arbitre le débat, alors que la reine, héroïne du film de Sofia Coppola, est sur tous les écrans.
" Il ne manque rien à un roi que les douceurs d'une vie privée, avait écrit La Bruyère. Il ne peut être consolé d'une si grande perte que par le charme de l'amitié et par la fidélité de ses amis. " Encore était-il difficile de se procurer ces compensations dans un monde où rien n'échappait au despotisme du paraître.

Dès son premier cri, l'enfant royal était un enfant public dont la naissance était offerte en spectacle à ses futurs sujets. Quelques années encore, et on arrangeait pour lui l'union la plus utile à la dynastie, sans égard pour ses inclinations. Sa vie durant, il devrait se lever, se coucher, manger, se divertir en public, et sa mort elle-même serait donnée à voir. Dans cet épuisant théâtre, ni vacance ni relâche ; une identification permanente de l'individu à sa représentation, sur les servitudes de laquelle Saint-Simon, Gracián, Pascal, La Bruyère avaient tour à tour brodé.

La Cour tournait entre quelques châteaux, dans un périmètre étroit au-delà duquel le monde extérieur restait brumeux. Et l'exiguïté de la scène rendait plus aiguë et plus pesante encore la tyrannie du regard d'autrui. Il y avait toujours quelqu'un pour épier les gestes, interpréter les silences et les mots. Les voyeurs étaient légion, les curieux vivaient l'oreille collée aux portes, le commérage procurait un remède à l'ennui. Et comme ces sociétés closes ne l'étaient pas autant qu'elles se le figuraient, tout était immédiatement diffusé, colporté, commenté par la ville.

Ces traits, communs à toutes les cours d'Europe, ne pouvaient qu'être aggravés dans un État absolutiste comme la France. A l'ingénue de 15 ans qui arrive à Versailles en 1770, son impératrice de mère a tenté d'expliquer les usages de l'étrange nation où vient de la placer sa politique matrimoniale. Le rituel monarchique y est bien plus rigoureux qu'à Vienne, où une jeune personne peut se promener sans gardes, où on peut lui parler - ce qui tient de la gageure à Versailles -, et qui vaudra à Marie-Antoinette les plaintes du compositeur allemand Christoph Gluck, son ancien professeur de musique, venu en 1774 lui rendre visite et stupéfait de ne plus pouvoir " l'approcher ".

Plus cérémonieux qu'à Vienne, ce monde est aussi plus frivole et moins bienveillant, si bien que Marie-Thérèse a d'emblée averti sa fille : elle sera un enjeu entre des coteries rivales dont elle pourra mal démêler les intrigues. D'autant que les plus proches - les frères du roi, ou Mesdames Tantes, pestes bigotes - sont de tous les plus dangereux.

Aux informations dispensées par Marie-Thérèse sur la société compliquée et retorse dans laquelle il fallait vivre et s'orienter à Versailles, à ses inlassables conseils de prudence, Marie-Antoinette oppose son indolence, mais aussi son entêtement, résolue qu'elle est à se procurer " sur le trône les plaisirs de la société privée ", comme le dira Mme Campan, sa première femme de chambre.

Avoir privilégié ses désirs personnels, n'avoir ni su ni voulu percevoir l'inconvenance d'un tel choix dans une cour où l'on ne pouvait séparer le privé du public, être restée sourde aux malheurs du temps : ce seront de lourdes charges dans le procès de la reine, ouvert depuis deux siècles et qui n'est toujours pas clos. On les a continûment invoquées pour expliquer, et justifier, l'élection de haine qui a si tôt et si durablement accompagné Marie-Antoinette.

Mais notre époque individualiste, féministe, hédoniste, en juge aujourd'hui autrement : dans l'obstination de la reine à poursuivre ses propres buts, elle voit volontiers une manière d'héroïsme, comme si la jeune femme avait voulu ajouter au livret convenu du théâtre monarchique un emploi nouveau, prémonitoire, celui d'une princesse rebelle, "libérée ", donc moderne. Et c'est entre cette défense inédite et le vieux réquisitoire qu'il nous faut désormais arbitrer.

Que la contrainte de Versailles ait paru d'emblée insupportable à la dauphine, c'est ce dont sa correspondance ne permet pas de douter 1. L'aversion pour toute gêne, Marie-Antoinette l'a trouvée dans sa corbeille de baptême, avec la vivacité et l'indocilité. Sa redoutable mère l'a tout de suite compris : " Dès qu'il s'agit de quelques objets sérieux et qu'elle croit y apercevoir de la gêne, elle ne veut pas réfléchir et agir en conséquence. "

Gêne, la lecture et l'étude ; gêne, la courtoisie obligée qu'elle ne se résout pas à montrer à qui elle méprise, comme la comtesse Du Barry, maîtresse de Louis XV ; gêne, la nécessité de dissimuler que lui prêche Marie-Thérèse ; gêne quotidienne, les rituels qui accompagnent la toilette. On doit à Mme Campan le savoureux croquis d'une jeune personne à demi nue sur sa couche, tandis que sa chemise vole de main moins autorisée en main plus autorisée, hiérarchie impérieuse qui change au rythme de chaque nouvelle entrée dans la chambre royale. Contrainte " odieuse " dont la grelottante se venge en baptisant " Madame l'Étiquette " une vétilleuse Mme de Noailles, que Louis XV a désignée pour accompagner ses premiers pas à la Cour.

Il arrive que l'inconfort se mue en humiliation. Car Marie-Antoinette doit aussi attirer dans son lit - sa seule mission est d'assurer un héritier à la couronne et de sceller ainsi l'alliance entre la France et l'Autriche - un mari embarrassé de son corps qui souhaite autant qu'elle se dérober à cette corvée supplémentaire. L'ennui est redoublé, pour elle, par la nécessité d'informer Marie-Thérèse du jour où le dauphin, et ceci dix mois après le mariage, se décide à la rejoindre dans sa chambre, " bien qu'il n'en soit pas encore résulté les suites qu'on aurait pu s'en promettre ".

Le commérage, souvent d'une incroyable crudité, sur ce qui se passe, ou plutôt ne se passe pas, dans la couche royale pendant sept longues années voyage dans les cours européennes Joseph fait part des moyens énergiques qu'il faudrait prendre pour amener le roi à conclure, parmi lesquels il suggère de le " fouetter comme un âne " et dans la rue parisienne. Continûment humiliant, le viol public de l'intimité peut devenir une cruauté : c'est le cas en juin 1789, quand les rigueurs de l'étiquette tiennent les époux royaux éloignés du lit où le petit dauphin va mourir.

Jusqu'à l'aube de la Révolution, toute la conduite de Marie-Antoinette illustre sa volonté de se soustraire, autant qu'elle le peut, à l'emploi public et tyrannique du temps royal. Elle a même, si on en croit ce qu'écrit le duc de Lévis dans ses "Souvenirs et portraits ", su théoriser ce qui pouvait passer pour un réflexe de survie : " La reine pensait que dans un siècle éclairé où on faisait justice de tous les préjugés, les souverains devaient s'affranchir de ces entraves gênantes que la coutume leur imposait ; enfin qu'il était ridicule de penser que l'obéissance des peuples tînt du plus ou moins d'heures que la famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés. "

Marie-Thérèse a beau, et jusqu'à son ultime lettre, en novembre 1780, lui remontrer que la représentation de cour, " malgré tout le vide et l'ennui qu'elle procure ", est le pilier même de l'autorité royale, elle ne peut faire bouger d'un pouce les comportements d'esquive de sa fille.

Ainsi Marie-Antoinette a-t-elle pu devenir pour la postérité un porte-drapeau des droits du privé. Mais le "privé " est une notion complexe qu'on peut entendre de trois façons au moins : tantôt comme l'affirmation jalouse de la singularité individuelle ; tantôt comme la liberté de dessiner des frontières autour d'un espace soigneusement protégé ; tantôt, encore, plus simplement, comme l'attachement à la vie ordinaire, domestique et familiale. Dans chacun de ces domaines, Marie-Antoinette a voulu laisser sa marque.

Elle a évidemment souhaité se faire une vie capable d'exprimer pleinement sa personnalité profonde. Choisir, ce maître mot de l'ethos moderne, est déjà le sien. Il faut qu'une reine puisse élire ses amis et amies pour des motifs qui ne doivent rien aux préséances et tout aux qualités des êtres : la " sensibilité " de Mme de Lamballe, surintendante de la maison de la reine, que la seule vue d'une écrevisse faisait défaillir, " l'air de douceur " et les yeux bleus de la comtesse de Polignac, l'amie intime. Il faut qu'elle ait la liberté de se procurer les divertissements de ses goûts, hors tout programme officiel : les promenades nocturnes à Versailles, les escapades à Paris, à l'Opéra, au carnaval, riches des rencontres inattendues, des folies permises et de l'impunité qu'assurent les ombres de la nuit, le masque, le travesti, l'incognito, car disparaître comme reine, c'est mieux exister comme personne. Qu'elle transforme ses entours à son image, crée un décor qui lui ressemble et la révèle, comme le font aussi les toilettes et les coiffures auxquelles elle prête une attention méticuleuse et passionnée : ce qui ouvre à la marchande de modes et au perruquier, au mépris de toute étiquette, ses appartements privés.

Dans tout cela, on peut voir, comme l'ont plaidé les Goncourt, chevaliers servants autoproclamés de la reine, l'invention d'un style, c'est-à-dire d'une liberté.

Il est plus facile encore de montrer en Marie-Antoinette la femme qui s'ingénie à protéger son espace privé. On doit l'entendre au sens le plus matériel : dans l'étouffante épaisseur d'un palais aussi densément peuplé, il a fallu tailler des passages secrets, tel celui qui offre aux époux royaux le luxe inouï d'une nuit commune sans que la Cour en soit informée.

Le baron de Besenval, qui avait sollicité une entrevue avec la reine, raconte avoir été conduit par des chemins détournés à une chambre insoupçonnée, stupéfait non que la reine eût " désiré " cette facilité, mais qu'elle eût " osé " se la procurer. Une remarque perfide selon la gouvernante des enfants de France, Mme de Tourzel, et d'autant plus infâme qu'elle venait d'un ami supposé. Mais qui dit beaucoup sur la nécessité qu'il y avait, dans un château aussi exposé aux "rapports " des mouchards du jour et de la nuit, à se ménager des corridors, des escaliers dérobés et l'ombre des arrière-cabinets : toute une géographie clandestine faite pour les douceurs de l'intimité.

Ce privé-refuge a eu pour symbole un gracieux palais blanc. A Trianon, Marie-Antoinette a voulu que tout se fasse " par la reine ", et que tout porte son empreinte, jusqu'à la livrée des domestiques, jusqu'aux cartouches où s'entrelacent ses initiales. Elle a fait peindre de pastels clairs les boiseries où des Amours dodus, couronnés de roses, culbutent des cornes d'abondance. Elle a commandé à Richard Mique, premier architecte du roi, un jardin chinois, semé partout les meubles légers et les bibelots menus 2.

Un royaume enchanté où le roi lui-même ne peut entrer que sur invitation expresse de sa femme, et d'où toute règle est bannie. Nulle n'a plus à quitter sa tapisserie, nul ne doit interrompre le tric-trac quand la reine entre au salon. Tout y est privé, le quadrille, les petits soupers, le ­concert, le théâtre.

" La royauté , commentera Gouverneur Morris 3 dans son Journal , a fait ici des frais énormes pour se cacher à ses propres yeux. " Le "caché " de Trianon va immédiatement devenir suspect, voire monstrueux, dans l'imagination des exclus. Marie-Antoinette n'en veut pas moins ignorer la menace dont sont gros ces mots candides : " J'y vis en particulière. "

C'est encore en particulière qu'elle souhaite vivre sa vie familiale. Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche que Marie-Thérèse a placé près d'elle comme conseiller-espion, rapporte la simplicité des conversations familières entre les époux, bonhomie qui attendrit jusqu'à Jérôme Pétion, chargé de reconduire la famille royale, dans la berline qui la ramène de Varennes.

Dans cette cour sans rires ni cris d'enfants, la reine adore les siens, au point qu'on se plaint de ne pouvoir lui parler qu'en leur présence, ce qui exclut tout sujet sérieux. Elle a voulu donner à sa fille aînée, imbue d'elle-même, une compagne de naissance obscure. Quant à son " chou d'amour ", son second fils, le futur enfant du Temple, il n'avait, contrairement à sa soeur, " aucune idée de hauteur dans la tête ", et elle s'en félicitait. Marie-Antoinette a donné son coeur aux principes éducatifs de Jean-Jacques, pour la raison, à ses yeux décisive, " qu'à la manière dont on élève les enfants à cette heure, ils sont bien moins gênés ".

Contre cette abolition de la gêne au nom de la nature, Marie-Thérèse, encore une fois, tempête : n'est-ce pas " rendre les enfants paysans à force de liberté " ? Et ne faut-il pas, au contraire, " et sans les pousser jusqu'au point de nourrir leur orgueil, les accoutumer dès leur enfance à la représentation " ? C'est exactement le mot que Marie-Antoinette n'a jamais voulu entendre.

Chantal Thomas, qui a su mieux que personne camper Marie-Antoinette en souveraine de l'éphémère, dénonce le contresens qui consiste à faire d'elle la dernière représentante de l'Ancien Régime, " alors que c'est elle qui inventa la princesse moderne, dont le succès de masse n'est plus à démontrer " 4.

Avec nos princesses sur papier glacé, Marie-Antoinette partage en effet tant de traits : la bête de mode, arbitre des satins, des moires, des rubans, que son goût exquis désigne à l'adoration des Goncourt ; la fée de la charité qui ranime, devant témoins, l'épouse d'un paysan blessé ; la femme libre et naturelle qui ne craint pas d'avouer ses plaisirs, ses désirs, ses dégoûts, fût-ce à l'égard du " pauvre homme " qui lui est échu comme mari.

Tout invite à célébrer en elle une figure de " la liberté des Modernes " selon Benjamin Constant : celle de l'indépendance individuelle et des jouissances privées, oublieuse de " la liberté des Anciens ", austère participation collective à la vie publique.

C'est pourtant trop vite conclure. La liberté de Marie-Antoinette, loin d'être celle d'une volonté réfléchie, est tout juste celle du caprice. Une " tête à vent ", disait son frère Joseph. Il neige ? Vite, vite un traîneau. On lui vante le lever du soleil ? Elle " désire vivement le voir ". Un cheval du duc de Lauzun lui plaît ? " Je le prends ", dit l'impérieuse au propriétaire récalcitrant. Ce que jamais on ne verra deux fois la fascine. Elle goûte le risque délicieux du jeu, du "gros jeu " surtout, et tant pis si le roi le déteste, elle jouera.

Ses élans de charité eux-mêmes relèvent de l'impulsion et ne la divertissent que l'espace d'un matin : un gamin guenilleux l'émeut, elle l'adopte, le déguise en petit prince, l'oublie. L'effort continu de représentation lui pèse, pourtant paraître est aussi une ivresse, et pour se la procurer il n'y aura jamais assez de girandoles, de plumes, d'aigrettes, de diamants en rivières. Et quant à la vie domestique, elle en a goûté les tendresses, mais pas au point de renoncer à la dissipation.

Une personnalité instable et double donc, dont l'intervention dans les affaires publiques devait avoir des conséquences dramatiques. Car la championne du retrait dans la vie privée est bien loin de s'être tenue à l'écart de la décision politique. Tympanisée par sa mère, aiguillonnée par des frères qui voyaient en elle un agent de la politique autrichienne, la reine s'est évertuée à plaider pour tel ministre, à en écarter d'autres, usant de cette " administration nocturne " qu'Olympe de Gouges attribuera aux favorites de l'Ancien Régime, toujours mue par ses coups de coeur, ses aversions, et aussi ses ressentiments car cette adepte de l'instant est en même temps une rancunière.

Tant qu'il s'agit de faire pleuvoir sur les favoris de la reine les places, pensions, charges, cordons de toutes sortes, Louis XVI, ennemi du conflit et adroitement manipulé, se laisse habituellement fléchir. En revanche, élevé dans la méfiance pour l'entourage courtisan, surtout féminin, il renâcle, quand il s'agit de politique, à céder aux objurgations de l'étourdie, capable de se laisser entraîner, comme lors du scandale de Guines 5, dans des affaires compromettantes. Si bien que lorsque l'opinion se saisira du thème mortel de l'Autrichienne qui " fait le roi ", elle aura à la fois tort et raison. Raison, car Marie-Antoinette ne perd jamais de vue les intérêts de Vienne. Tort, car sa politique brouillonne est pendant longtemps de maigre conséquence, tant le roi est sur ses gardes.

C'est donc moins le choix d'abriter son intimité qui se révélera ruineux pour la reine que le constant va-et-vient entre la vie privée et la vie publique, la confusion des deux registres sur lesquels les pamphlets auront beau jeu d'exercer leur férocité.

Le goût de l'intervention politique est du reste si vif chez elle qu'elle s'en empare dès que baisse la vigilance du roi. Après l'échec de la réforme Calonne 6, la seule à avoir pu inspirer de l'enthousiasme à cet homme placide, Louis XVI s'est enfoncé dans ce qu'on nommerait aujourd'hui une dépression. Marie-Antoinette s'engouffre alors dans la brèche qu'elle a elle-même ouverte en oeuvrant au départ du ministre. On la voit, tandis que le roi chasse, mange trop et somnole, participer au Conseil, imposer Loménie de Brienne aux Finances puis, quand il lui faut accepter le départ de celui-ci, peser de tout son poids dans le rappel de Necker. Toute une activité fébrile, dépourvue de vraie cohérence, mais connue de tous, et durement sanctionnée par l'opinion.

Viendra un temps où l'activisme de la reine trouvera à s'employer plus efficacement. Après les journées d'octobre 1789 et la réclusion dans des Tuileries devenues geôle et désertées par l'ingrate "société " qui s'est empressée de l'abandonner, on voit la reine organiser la fuite à Varennes, y rallier un roi comme toujours lent à se déterminer, traiter avec les Constituants : d'abord Mirabeau, puis Barnave, qui avait pris place dans la berline du retour de Varennes aux côtés de Pétion, mais qui, à la différence de celui-ci, avait, par sa courtoisie su gagner l'estime de Marie-Antoinette.

L'épreuve révèle chez elle une ingéniosité, un courage et même une constance qu'on ne lui avait guère connus. Mais pas davantage de bonne foi. Son mépris de la Révolution est resté intact et elle continuera jusqu'au bout à doubler sa correspondance avec les députés de suppliques aux puissances étrangères et à pratiquer la surenchère belliciste. Une dualité qu'il est facile d'interpréter en duplicité, voire en trahison : si bien que c'est au moment où s'accroît son intervention publique qu'elle perd ses dernières chances de sauver au moins sa personne privée.

Elle avait trouvé en sa mère un professeur de la royauté ancienne, qui jusqu'à son dernier souffle lui avait prêché la soumission à cette liturgie royale dont Saint-Simon avait tout dit. On ne pouvait, selon lui, " s'écarter un tant soit peu de cet ordre sans ne plus savoir où poser le pied ".

Dans l'été si pesant de 1791, elle trouve dans la personne de Barnave, avec lequel elle a entamé une improbable correspondance, un professeur de la royauté nouvelle 7. Que plaide le député de la Constituante ? Qu'après la Révolution une monarchie n'est rien sans l'huile sainte des temps modernes, le sacre de l'opinion publique. Conquérir celle-ci, se "populariser ", c'est pour une reine discréditée une entreprise acrobatique, mais encore jouable. Du reste elle n'a plus le choix, c'est maintenant affaire de vie ou de mort.

De là l'importance que prend dans le prêche de Barnave la rhétorique des signes, toute-puissante sur un peuple devenu trop récemment adulte pour n'être pas encore impressionnable. Se cacher à Trianon avec des commensaux ne convient plus à une reine moderne : il lui faut faire voir, faire entendre, faire savoir. Choisir soigneusement ses mots, ses gestes, ses soupirs, ses sourires. Se montrer au théâtre, à l'Opéra, sans doute ; mais aussi visiter bibliothèques et expositions sérieuses. "Répandre des secours " pendant l'hiver, encourager les artistes. Être attentive aux couleurs, imposer au roi, quand il viendra à l'Assemblée, le cordon rouge ; bannir des uniformes de ses gardes le jaune - la couleur de Coblence, la ville des émigrés français -, élire le bleu, non certes le bleu de ciel, mais " le bleu des Français ", celui de la garde nationale. A l'écart entre deux nuances de bleu est désormais suspendu le destin des reines.

Marie-Antoinette avait été pour sa mère une élève distraite et récalcitrante. Elle ne montrera pas plus de docilité à la pédagogie de Barnave. Tout extravagante qu'elle lui paraisse, cette royauté nouvelle est comme l'autre pétrie de contraintes, et elle est restée l'enfant rétive à la gêne, décidée à n'en faire qu'à sa tête et sur qui glissent les conseils.

Barnave pense-t-il sérieusement qu'un mot bien ou mal venu dans le discours du roi puisse avoir un tel pouvoir sur les esprits ? Qui pourrait croire qu'un royaume se perd pour des couleurs ? Du reste, a-t-il bien regardé le jaune, au revers des gardes de la reine ? Sait-il que ce jaune n'est nullement le "ventre de biche " des émigrés, mais un jaune " jonquille " ? Elle ergote misérablement, comme elle l'a toujours fait, opposant son incompréhension butée à ce que saisirait immédiatement une princesse "moderne ".

Sans doute trop archaïque pour ce qu'elle avait de moderne, était-elle toujours pétrie des habitudes de l'ancien ordre monarchique. En 1791 encore elle pensait, et écrivait à Barnave, que " l'État et la chose publique sont tellement identifiés avec la personne du roi et de son fils qu'ils ne peuvent faire qu'un " et, si tel est le cas, pourquoi s'échinerait-on à " publiciser " la royauté ?

Il n'est du reste pas certain que, même écoutées par une femme plus attentive et plus véridique, les leçons de Barnave aient pu avoir l'ombre d'une chance : il était bien tard. Mais il est sûr qu'en comprenant si mal l'urgence de changer son image Marie-Antoinette s'acheminait vers la charrette fatale où David, dans la lumière cruelle d'un matin d'octobre, la montrera dépouillée de tous ses prestiges, en route vers la plus atroce et la plus publique des morts.

Par Mona Ozouf



NOTES
1. Marie-Antoinette. Correspondance, 1770-1793 , établie et présentée par Évelyne Lever, Tallandier, 2005.

2. Le n° 9 de la revue Versalia , publié en 2006, donne une description précise du Trianon, du mobilier de la reine, de ses robes...

3. Homme de confiance de Washington, Gouverneur Morris est envoyé en France pour une mission officielle en 1789. Pendant son séjour, qui dure jusqu'en 1792, il tient quotidiennement son Journal .

4. C. Thomas, La Reine scélérate. Marie-Antoinette dans les pamphlets , Le Seuil, 1989.

5. En 1771, le duc de Guines, ambassadeur de France à Londres, fait arrêter son secrétaire, Tort, qu'il accuse d'avoir utilisé son nom pour spéculer sur les fonds publics et escroquer plusieurs banquiers parisiens. Tort, de son côté, accuse l'ambassadeur. Soutenu par la reine contre le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Guines est disculpé.

6. En août 1786, Calonne, ministre des Finances, propose d'instituer un impôt direct permanent frappant tous les revenus fonciers, y compris nobles et ecclésiastiques. Le projet sera refusé en bloc par les notables. Cf. "Faut-il réhabiliter Louis XVI ? ", L'Histoire n° 303 dossier

7. Marie-Antoinette et Barnave. Correspondance secrète, éd. établie par Alma Söderjhelm, Armand Colin, 1934.

http://www.histoire.presse.fr/recherche/marie-antoinette-vie-privee-vie-publique-01-06-2006-6386


Juste... Mais oserai-je rappeler que, quand Marie Antoinette promeut la princesse de Lamballe, elle fait aussi barrage à la tribu des Noailles, déjà bien trop puissante à la cour? Que la faveur dont elle comblait la comtesse de Polignac était encouragée par le roi? De même, Fersen, dont les âmes romantiques font sans réserves l'amant de la reine, était aussi l'ami, le confident et l'agent secret de Louis XVI.

Comme tous les souverains, Marie Antoinette sut mêler goûts personnels et politique.  Very Happy 

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MessageSujet: Re: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitimeMar 1 Avr - 12:43

Bonjour,

Je pense aussi qu'il y a une donnée dont on ne tient pas assez compte, c'est le jeune âge de Marie-Antoinette. Elle n'avait pas quinze ans quand elle est arrivée à la Cour et pas trente-huit quand elle est morte.

madame antoine

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MessageSujet: Re: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitimeMar 1 Avr - 16:00

Oui l'âge est un paramètre très peu souvent pris en compte c'est exact, car très souvent on juge Marie-Antoinette comme souveraine ou comme une personne politique mûre  Rolling Eyes 
Or que ce soit en politique ou même en relations humaines complexes liées à la cour de Versailles, Marie-Antoinette n'avait que très peu d'acquis. Sa mère a bien essayé de la former, mais à distance et alors qu'elle était une enfant. Et nous savons tous que le rôle qu'elle a eu à jouer nécessite une solide expérience et une maturité exemplaire.  Very Happy 

Sinon merci Pim cet article est très complet en effet!

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MessageSujet: Re: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitimeMar 1 Avr - 20:28

C'est tout de même un excellent article dans son synthétisme et sa complexité !
Aujourd'hui, décès d'un très grand historien du moyen Âge : Jacques Le Goff, spécialiste de la même hauteur qu'une Regine Pernoud en son temps...heureusement les jeunes historiens prennent la relève !
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Chou d'amour
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MessageSujet: Re: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitimeMar 1 Avr - 21:56

J'espère que la relève sera bonne  Marie Antoinette, vie privée, vie publique 56173 

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MessageSujet: Re: Marie Antoinette, vie privée, vie publique   Marie Antoinette, vie privée, vie publique Icon_minitime

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