On n'a encore rien dit
dans ce boudoir feutré, sur le décès de l'immense Michel Vovelle.
L’historien est mort. Contre ceux qui voulaient faire de la Révolution française, sa spécialité, «un petit objet de petits Français imbus d’eux-mêmes», il a su penser en dialogue avec le reste du monde.
Michel Vovelle a été mon professeur de 1985 à 1994. Et après, sans doute l’est-il resté. Il n’est plus et j’étais absente, loin d’Aix-en-Provence et de la France, loin de l’avenue Villemus que je rejoignais en taxi pour dîner avec lui lors de mes passages occasionnels.
Trente-trois ans, c’est un plat qui a eu le temps de mijoter. Georges Perec nous a avertis, les œufs en gelée sont plus éblouissants mais plus décevants que les plats longuement laissés sur le feu et où les saveurs ont eu le temps de se marier et de se transformer.
Quand j’étais étudiante, Michel Vovelle m’intimidait, ce qui le faisait sourire, je faisais tomber mon parapluie, j’oubliais un livre, un jour que j’attendais les résultats du Capes et que je devais passer mon permis de conduire, il m’avait dit être plus inquiet pour mon permis que pour ce concours que je passais l’année de ma maîtrise. Il préparait le Bicentenaire et un colloque mondial sur l’image de la Révolution, et m’avait proposé d’y présenter quelque chose. J’avais immédiatement dit non, que je ne pouvais pas, que je ne savais rien des images. Il m’aura fallu beaucoup de temps pour sortir de cette incapacité à prendre à la volée ses marques de confiance. Il en restait perplexe, comme si j’étais une sorte de Bartleby étrange qui passerait son temps à dire I would prefer not to aussi belle soit l’offre. Il n’insistait jamais.
On comprend toujours trop tard. Ce colloque mondial était bien sûr une énorme force de frappe, mais aussi une manière de répondre au mouvement intellectuel des années 80 qui voulait faire de la Révolution française un petit objet de petits Français imbus d’eux-mêmes. Ainsi quand, en 1978, Michel Foucault avait rencontré la «révolution» sur un mode empirique lors de ses reportages sur la révolution iranienne, il avait affirmé que la révolution était un concept occidental pris dans la crise de la pensée occidentale, dans celle de l’universel occidental, et dans celle du marxisme enfin. La Révolution française était rabattue sur les «démocraties bourgeoises ou révolutionnaires» et même sur «les définitions du gouvernement islamique» qui, selon lui, loin d’être imprécises, lui «ont paru au contraire d’une limpidité très familière, mais je dois dire assez peu rassurante. Ce sont les formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire (1)». Comparer Khomeiny à la Révolution française, c’était indéniablement une erreur de jugement. C’est donc Michel Vovelle qui lui répondait en 1989, en faisant intervenir non l’Europe mais le monde, l’Amérique du Sud comme les pays nordiques ou les pays anciennement colonisés afin de montrer comment l’universel s’était diffracté, singularisé et dé-familiarisé, comment la Révolution française avait été non un modèle mais un élan, la virtualité des enthousiasmes renaissants. Qui sait si Foucault déjà décédé n’aurait pas fini par y trouver son compte ? La réponse était foisonnante et témoignait du décalage existant entre la France désormais mal à l’aise avec sa Révolution et le monde toujours enthousiaste et un peu étonné de nous savoir nous, Français, si peu joyeux de notre célébration.
Assez tard Michel Vovelle eut envie de faire comprendre ses engagements, son histoire, de les dire à ses filles et à ses petits-enfants, de les écrire. De les faire jaillir de l’enfouissement nécessaire des événements tristes qui marquent la vie, les trois guerres en somme, celle de 1914, où le plus bel enfant de la famille meurt fauché à l’orée de la vie, celle de 1940, marquée par une prudence parentale sans illusion, celle d’Algérie, vécue dans la solitude malgré l’engagement partisan et le désir fou, au retour, de vivre malgré tout. Et puis la mort qui rôde et qui envahit son monde. Michel Vovelle était pudique, il était inquiet d’avoir attendu trop longtemps pour se faire entendre, je travaillais moi-même sur la transmission et je lui avais dit qu’elle se faisait toujours en contrebande.
Je crois que tout véritable travail procède de soi et va vers le monde. Canguilhem affirme que «la science procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l’utile, un enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l’embarras technique, l’insuccès et l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur ces résistances rencontrées par l’art humain, à concevoir l’obstacle comme objet indépendant des désirs humains et à rechercher une connaissance vraie». Michel Vovelle aura travaillé sur tous les obstacles qu’il aura rencontrés, avec un art de surmonter la détresse par l’humour, l’ironie et le désir de savoir. Un professeur.
(1) Michel Foucault, Dits et écrits, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, pp. 692.
Par Sophie Wahnich, directrice de recherches en histoire et science politique au CNRS, équipe Transformations radicales des mondes contemporains de l'IIAC et de l'EHESS
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