Coïncidence de l'Histoire, la Maison Legeron travailla pour la reine, et Bruno Legeron pour celle de Sofia Coppola.
Vous avez compris ?
Mais je brûle les étapes. Reprenons.
Parurier floral, brodeur main, maître plisseur : ces trois métiers d’art contribuent à la création des plus beaux modèles signés par les couturiers. Avant la semaine des défilés parisiens, reportage dans les dernières maisons indépendantes françaises.
Ici, Bruno Legeron, fleuriste et plumassier. Il dirige la dernière entreprise indépendante spécialisée, depuis 1727, dans la fabrication de fleurs artificielles (soie, velours, satin, cuir…) et de parures en plumes (autruche, coq, oie…):
Avec son sweat à capuche et son tablier noir constellé d'épingles à nourrice, Bruno Legeron n'a pas précisément l'allure d'une victime de la mode et son lieu de travail est loin d'évoquer le luxe immaculé des boutiques de l'avenue Montaigne. C'est pourtant dans ses ateliers qu'auront été fabriqués nombre des plumes et des fleurs ornant les robes présentées pendant la semaine des défilés de haute couture, du 21 au 24 janvier. La visite des établissements Legeron, installés dans deux anciens appartements de la rue des Petits-Champs, près du Palais-Royal à Paris, s'apparente à une exploration poétique et hors du temps. De vieilles boîtes en carton et de petits meubles à tiroirs, en bois ou en métal, s'amoncellent du sol au plafond, emplis de milliers d'échantillons.
- La maison Legeron fabrique des fleurs artificielles depuis... 1727
Au troisième étage, on déniche des plumes de toute provenance, autruche, coq, oie, faisan, perroquet ou oiseau de paradis ; à l'étage du dessous, on trouve des fleurs de toute forme et de toute matière, soie, velours, satin, cuir, tweed ou rhodoïd. Sur un mur sont suspendus d'antiques outils appelés " boules ", des billes de métal montées sur des manches de bois. Et, sur des étagères, des centaines d'emporte pièces : des feuilles de rose, muguet, noisetier, violette ; des pétales de jasmin, hortensia, dahlia, gardénia… Ils serviront à découper, à l'aide d'une presse, les feuilles et les pétales qui seront teints à la main par le maître des lieux puis confiés aux savoir-faire des ouvrières. Celles-ci les " gaufreront " à chaud pour leur donner leur forme définitive, et les assembleront autour d'une fine tige. Une opération joliment appelée " floraison ".
A 62 ans, Bruno Legeron dirige la dernière entreprise indépendante spécialisée dans la fabrication de fleurs artificielles et de parures en plumes. S'il existe encore quelques plumassiers - le plus fameux étant Lemarié, propriété du groupe Chanel -, les " paruriers floraux " ont presque tous disparu et aucun ne peut prétendre à la vénérable ancienneté de Legeron. " Fondée en 1727, la maison a été reprise en 1880 par mon arrière-grand-père, explique l'actuel dirigeant. Mon grand-père lui a succédé, puis ma mère. J'ai d'abord travaillé avec elle et, à sa mort, j'ai repris le flambeau. " Nostalgique, Bruno Legeron nous montre l'annuaire de la Chambre syndicale des " fleurs et plumes pour mode et décoration " de 1946. " Il y avait alors des centaines de fleuristes à Paris, aujourd'hui je suis le dernier, soupire- t-il avec un accent de Paname également en voie de disparition. Toutes les femmes avaient un chapeau et tous les chapeaux avaient des fleurs. A l'époque de mes grands-parents, il y avait 70 ou 80 employés. Aujourd'hui, on n'est plus que neuf. " Ses principaux clients restent les maisons de haute couture et de prêt-à-porter, parmi lesquelles Dior, Givenchy, Chanel, Dries Van Noten et Jimmy Choo. Le fleuriste plumassier fournit aussi l'Opéra de Paris et l'industrie du cinéma. C'est Legeron qui a ainsi fabriqué toutes les fleurs de tous les chapeaux de Marie-Antoinette, le film de Sofia Coppola.
Passons à présent à d'autres artisans.
- Dans le XVIe arrondissement de Paris, le brodeur Safrane perpétue un savoir-faire ancestral
"Nous sommes les petites mains de l'ombre ", résume Grégoire Hittner, 38 ans, patron de l'Atelier Safrane Cortambert. Installée dans le XVIe arrondissement de Paris, non loin du Trocadéro, cette maison spécialisée dans la broderie main a été créée en 1989 par sa mère, Isabelle Hittner-Schmidt. Safrane a pour clients la plupart des grands noms de la mode mais applique aussi son exceptionnelle compétence à l'ameublement et à la décoration. L'atelier étant situé au rez-de-chaussée, les curieux peuvent observer de la rue le travail minutieux des brodeuses. Penchées sur leur métier, celles-ci mettent en pratique avec une patience d'ange un savoir-faire ancestral. Deux techniques sont utilisées, l'aiguille et le crochet de Lunéville. " C'est un travail extrêmement délicat et qui demande beaucoup de temps, jusqu'à plusieurs centaines d'heures pour une robe ", assure Grégoire Hittner.
Grégoire Hittner, patron de l'Atelier Safrane. Spécialisée dans la broderie main, la maison a été créée par sa mère en 1989.
Les brodeuses y utilisent l'aiguille et le crochet de Lunéville.Une multitude de matériaux sont employés, fils de soie, cannetilles, rubans, strass, sequins ou perles. Dans les centaines de boîtes qui s'empilent le long des murs sont conservés plus de 5 000 échantillons, chacun faisant l'objet d'une fiche où sont indiqués les matières utilisées et le temps de broderie nécessaire. " Le client choisit l'échantillon qui lui plaît, que l'on répétera dans une autre couleur ou une autre matière, explique Grégoire Hittner. Il peut aussi nous confier un dossier d'inspiration, avec des photos, des gammes de couleurs et des idées de matériaux, dont se serviront nos dessinatrices. " En toute discrétion, les créations de l'Atelier Safrane illumineront ainsi les robes présentées sur les podiums.
- A Belleville, Karen Grigorian réinvente l'art complexe du pli
"Le plus difficile, c'est d'interpréter les souhaits du client ", affirme Karen Grigorian. A 53 ans, ce maître plisseur travaille pour les plus grandes maisons de couture (Valentino, Fendi, Givenchy, Martin Margiela, etc.) mais aussi pour des architectes d'intérieur, des artistes ou des boutiques de luxe. Après quatorze ans passés chez Lognon - célèbre plisseur depuis le Second Empire, appartenant aujourd'hui au groupe Chanel -, cet Arménien débarqué à Paris en 1980 a fait le pari en 2014 de se mettre à son compte, aidé par son fils et une de ses filles. Dans son atelier, sur les hauteurs de Belleville, un grand établi au rez-de-chaussée et deux étuves au sous-sol constituent l'essentiel du mobilier. Contre les murs sont rangés des moules en carton, dits " métiers ", tous en deux exemplaires faits pour s'encastrer l'un dans l'autre. Ils illustrent l'infinie variété des plissés - " soleil ", " accordéon ", conique, etc. - que l'on retrouvera sur les robes de haute couture. Karen Grigorian nous fait la démonstration. Il étale un métier sur son établi, et glisse avec minutie une pièce de tissu - qui peut être aussi de cuir ou de plastique - entre les deux feuilles de carton, puis les replie avec précaution. Le moule sera chauffé à la vapeur dans une étuve entre 80 et 110° pendant une heure, puis mis à sécher cinq à six heures. Le plisseur, enfin, retirera le tissu du métier, comme un pâtissier un gâteau de son moule.
Karen Grigorian, maître plisseur. Il dessine et fabrique les moules en carton qui permettront de réaliser des " plissés " pour la haute couture ou la décoration.Sur le grand établi, à côté d'une Bible en arménien, est posé un jeu d'échecs. Karen Grigorian y joue parfois avec son fils, ancien champion de France cadet. " Mon père me disait : si tu ne sais pas quel coup jouer, prends la place de ton adversaire, mets-toi de l'autre côté du jeu, observe-t-il. C'est la même chose pour un moule : pour trouver la solution, il faut faire un pas de côté. Parfois, il me faut deux ou trois jours de réflexion pour y parvenir. " A voir la lueur qui brille dans ses yeux, on se dit que sa satisfaction est comparable à celle d'un mathématicien ayant résolu un problème de géométrie. Avec la fierté de contribuer à une création d'une exquise beauté.
Texte Bertrand Fraysse ;
Photos Bruno Levy pour https://www.challenges.fr/