L'idéal de société des Français n'est pas plus égalitaristes que les citoyens des autres pays européens. En revanche, ils se montrent plus sensibles à la notion d'injustice que leurs voisins. D'où la mise en cause des privilèges, héritage de la Révolution française que l'on retrouve chez les « gilets jaunes ».
la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 - Auteur inconnuSacrée nuit du 4 Août ! Deux cent trente ans après l'annonce de « l'abolition des privilèges » au coeur de l'été 1789, elle sert encore de référence à ceux qui veulent contester l'ordre établi ou une situation qu'ils jugent injuste. Depuis des décennies, les enquêtes internationales rappelaient que les Français sont particulièrement sensibles aux inégalités. On redécouvre que cette sensibilité est suffisamment forte pour avoir poussé des dizaines de milliers d'entre eux à endosser un gilet jaune (tout en se disant apolitiques et asyndicaux) et un nombre plus grand encore à les regarder d'un oeil favorable. Une sensibilité suffisamment prégnante aussi pour conduire des citoyens (« gilets jaunes » ou pas) à se rendre le soir dans une salle polyvalente afin de débattre des heures durant de notre système fiscal.
Dans son livre « Plus rien à faire, plus rien à foutre » (Robert Laffont), le sondeur Brice Teinturier montrait en 2017 que la défiance des citoyens à l'égard du personnel politique ne rime en rien avec un désintérêt pour la chose publique. On le constate en ce moment. Mais qu'est-ce qui pousse, à intervalle régulier depuis deux siècles, des Français à investir la rue (ou des ronds-points) ?
Qu'on le déplore en disant la France « irréformable » ou qu'on s'en réjouisse au nom de la participation démocratique, le phénomène est là. Au-delà de nos frontières, cette réactivité étonne - après tout, la France est loin d'être le pays le plus inégalitaire au monde. « Le désir d'égalité devient toujours insatiable à mesure que l'égalité est plus grande », écrivait Alexis de Tocqueville. Mais peut-on se contenter de cette explication ? Autrement dit, faut-il conclure que les Français seraient des insatisfaits chroniques, des grincheux tour à tour dépressifs ou colériques ? C'est parfois la tentation des politiques et de certains commentateurs, mais c'est négliger la réalité des fins de mois difficiles de nombre de personnes et les enseignements de la recherche, tant sociologique qu'historique.
Au fait, est-ce une aspiration à l'égalité ou à la justice ? Les deux notions ne sont pas identiques : l'égalité est mesurable et radicale, la justice est plus subjective, elle induit une dimension morale, mais elle permet aussi des accommodements. Les travaux sur longue période des sociologues Michel Forsé et Olivier Galland montrent que les Français ne sont pas égalitaristes. Amenés à choisir la société dans laquelle ils aimeraient vivre, ils n'optent pas pour celle où les écarts de revenus sont les plus faibles, mais choisissent très majoritairement (76 %) et toutes CSP confondues, un modèle combinant trois principes : la satisfaction pour tous des besoins de base, la réduction des inégalités, mais aussi le mérite.
« Ils ne se laissent pas enfermer dans un dilemme consistant à trancher entre méritocratie et égalitarisme », ils combinent les deux (1). Comme la plupart des Européens. La spécificité des Français est autre : ils perçoivent les inégalités de manière plus aiguë que leurs voisins. « Donc l'écart entre le souhaitable (la société dans laquelle ils aimeraient vivre) et ce qu'ils perçoivent est plus grand que dans d'autres pays comparables », explique Michel Forsé. C'est dans cet écart que se nichent le sentiment d'injustice et la colère. Et, bien avant les « gilets jaunes », l'injustice ressentie était la plus forte chez les catégories populaires, les femmes et les ruraux.
En 2013, le sociologue avait participé à un ouvrage collectif intitulé « L'égalité, une passion française ? » Aujourd'hui, sa conclusion est celle-ci : « Cette passion de l'égalité est en fait une passion de la justice. » Ainsi, les Français ne récusent pas des inégalités de revenus, pour peu qu'elles soient motivées par le mérite. Pour peu qu'il ne s'agisse pas d'un privilège, donc.
« La question de l'inégalité a presque toujours pour contrepartie la question de la légitimation, analyse Gérard Noiriel, auteur d'« Une histoire populaire de la France » (2). La France est un pays politisé et déchristianisé où il y a une propension plus forte à contester cette légitimation. » Une contestation née de la Révolution française, et autorisée par le recul de l'encadrement religieux...
C'était il y a bien longtemps, mais il ne faut pas négliger la puissance d'inspiration de moments historiques enseignés dès l'école, de génération en génération. « Quand on a dix ans et qu'on apprend qu'on est dans un pays qui a guillotiné son roi... », note le politologue Bruno Cautrès.
Outre la sensibilité à l'injustice, 1789 aurait aussi influé sur la pratique bien française des grandes manifestations nationales. « La révolution française liquide les corporations (les corps intermédiaires de l'époque), et promeut l'idée d'une nation une et indivisible, rappelle Gérard Noiriel. Du coup, ce qui dans d'autres pays comme l'Allemagne, se réglerait à l'échelon local ou par la négociation, se fait en France dans l'espace public national. » L'historienne Danielle Tartakowsky prolonge : « Depuis 1789, le peuple français a été acteur de la construction d'un nouveau régime puis, à partir des années 1930, de l'élaboration d'un compromis social. Si on se mobilise plus facilement en France, c'est que cela a, historiquement, prouvé ses effets. »
La difficulté pour les responsables politiques est que l'idée de justice varie selon les groupes sociaux et les époques. Les privilèges d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier, et il faut rester bien connecté à la société pour anticiper la colère.
Elsa Freyssenet
(1) « L'égalité, une passion française ? » par Michel Forsé, Olivier Galland, Caroline Guibet Lafaye, Maxime Parodi. ED Armand Colin, 2013(2) » Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent ans à nos jours » par Gérard Noiriel, ED. Agone, 2018.Source https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0600700096047-linjustice-une-aversion-bien-francaise-2245288.php
Ça fait réfléchir c'est sûr.