Réalité atroce ou légendes urbaines ? La panique des enlèvements d'enfants ne date pas d'aujourd'hui.
De mystérieuses disparitions
Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris est déjà le théâtre de rumeurs de disparitions mystérieuses d'enfants. Certains avancent d'obscures raisons magiques ou des crimes sordides, tandis que d'autres estiment que ces enfants ont été enlevés pour peupler la Louisiane et la vallée du Mississippi. De telles hypothèses réapparaissent en décembre 1749 sous la plume de l'avocat parisien Barbier, racontant dans son Journal que plusieurs petites filles et petits garçons ont été arrêtés afin de peupler les colonies françaises en Amérique. Les rumeurs s'éclipsent quelques mois avant de réapparaître soudainement au début du mois de mai 1750, lorsque les arrestations arbitraires par les commis de la police commencent à se multiplier. Barbier les décrit en ces termes:
- «Depuis huit jours, on dit que des exempts de la police déguisés rôdent dans différents quartiers de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, depuis 5 ou 6 ans jusqu'à 10 ans et plus, et les mettent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts. Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont en habits bourgeois et qu'ils tournent dans différents quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit.»
Ainsi, des échauffourées ponctuelles éclatent, mais finissent par se transformer en une véritable sédition, qui atteint son paroxysme les 22 et 23 mai.
La foule et l'arbitraire policier
Les «enlèvements de police» constituent un phénomène tout à fait fréquent au XVIIIe siècle, puisqu'ils permettent, entre autres, de purger la capitale des indésirables notoires, à l'image des mendiants. Ils ne relèvent pas de la même logique que les arrestations dans la mesure où ces enlèvements ne s'embarrassent pas du respect de la traditionnelle procédure pénale et cristallisent toutes les critiques sur l'arbitraire policier. Au sein de la population, les réticences à l'égard des méthodes brutales et répressives de la police du Châtelet sont indéniables, et peuvent être palpables lors des vastes campagnes d'arrestation des mendiants.
Si le vendredi 22 mai 1750, les débordements sont tels que de malheureux passants sont accusés d'être des voleurs d'enfants dans les quartiers de Saint-Denis et Poissonnière, le lendemain, ils visent directement des agents du Lieutenant général de police, des archers et des cavaliers du guet. Un exempt de la police du nom de Labbé cherche à arrêter un enfant sur le Pont-Marie si bien que, très rapidement, la population s'attroupe et prend à partie le responsable de l'arrestation. Ce dernier finit par se réfugier dans une maison, mais les émeutiers échaudés le retrouvent et le frappent à coups de pierre ou avec des barreaux arrachés à la devanture du cabaret! Labbé succombe à ses blessures et, dans un geste expiateur, la foule traîne son cadavre jusqu'à la maison du Lieutenant général de police, Berryer.
Au printemps, les émeutes se propagent dans tout le royaume et frappent des villes comme Vincennes, Tours ou encore Toulouse. Le soulèvement de la population parisienne ne traduit pas seulement son désarroi face aux frustrations économiques de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748) et son hostilité croissante aux enlèvements arbitraires, il est également contemporain de rumeurs encore plus glaçantes.
Le roi dans un bain de sang
Un bruit se répand progressivement: et si l'instigateur de ces enlèvements d'enfants n'était pas finalement le roi lui-même? Les fausses rumeurs et les mauvais discours sur Louis XV, en particulier sur sa sexualité débauchée, sont monnaie courante. Pourtant, un cran est bel et bien franchi en 1750. Le monarque serait responsable des enlèvements d'enfants car, à l'image de l'ancien roi de Judée, Hérode, il prendrait des bains dans le sang des jeunes victimes pour se soigner de la lèpre. L'imaginaire médiéval des bains de sang bénéfiques pour la santé avait donc largement prospéré jusqu'au mitan du XVIIIe siècle.
Si les historien·nes ne sont pas unanimes pour parler de «désacralisation» du pouvoir royal à partir de cette affaire, il est en revanche certain que les relations se sont fortement tendues entre le roi et ses sujets et, de façon plus générale, entre les Parisiens et les élites de la cour. L'implication supposée du roi dans les enlèvements touche par ailleurs à l'essence du pouvoir monarchique: en se comportant comme un ogre dévorant, le souverain ne remplit plus son rôle de père nourricier et, surtout, rompt par-là le pacte qui le lie à son peuple.
Les conséquences pour la suite du siècle sont capitales. En effet, la Lieutenance générale de police doit désormais prendre toutes les précautions pour ne pas heurter la population, ce dont témoignent les circulaires promulguées après l'événement. De façon plus évidente à partir des années 1780, elle doit rendre compte de ses actions et veiller à respecter avec plus d'exactitude les formes élémentaires des procédures pénales.
Citation d'un article publié par Jan Synowiecki dans un blog d'histoire dont nous reparlerons.
publié sous le titre https://echosdeslumieres.home.blog/2019/04/02/peur-sur-la-ville/