Entretien de 1959 :
Dans le salon "Marie-Antoinette" de son hôtel, choisi par Hitchcock, "parce qu'il y a du suspense dans la vie de cette femme-là", le plus pince-sans-rire des réalisateurs (soixante ans, quarante-cinq films) a répondu aux questions de L'Express.
L'Express : Si vous n'étiez pas cinéaste, qu'aimeriez-vous être ?
Alfred Hitchcock : Avocat. C'est le même métier.
Quels sont les cinéastes que vous admirez le plus ?
Je ne vais jamais au cinéma.
Quels sont les hommes ou les oeuvres, en dehors du cinéma, qui vous ont marqué le plus?
John Buckland, gouverneur du Canada, champion de la littérature policière britannique, auteur des Trente-neuf marches.
Quels sont, dans l'histoire, ou la fiction, vos héros préférés ?
De Gaulle et les gangsters. Sérieusement, je n'aime pas les héros.
Quelle est la date historique qui vous parait la plus importante ?
Le 2 décembre 1926. C'est la date de mon mariage.
Pourquoi faites-vous du cinéma ?
Parce que tous les hommes devraient faire ce qu'ils font le mieux. Parce que, ce qui les amuse le mieux devrait être leur métier.
Quel est l'événement le plus important de votre vie de cinéaste ?
Mon troisième film. Lorsqu'il a été fini, personne n'en a voulu. Il est sorti quand même et il a été l'un des plus gros succès de l'année 1926. Après, j'ai été persuadé de mon bon goût.
Quel est, parmi les films que vous avez faits, celui que vous préférez ?
L'Ombre d'un doute. C'est le seul film où j'ai pu accorder une place à la description des caractères. Généralement, dans les films policiers, où il faut d'abord créer une atmosphère, on n'a pas le temps de s'intéresser aux caractères.
Le cinéma peut-il et doit-il apprendre quelque chose au public ?
Il doit lui apporter une bonne soirée. Pour le reste, cela dépend du nom du professeur qu'ils ont eu avant d'entrer au cinéma.
Que souhaitez-vous apprendre à votre public ?
Je ne souhaite que jouer avec ses sentiments. Le public veut toujours prévoir ce qui va se passer. Moi, je dois prévoir ce qu'il va prévoir et déjouer ses plans. C'est à qui courra le plus vite. Il faut que je devance le public.
Avez-vous envie de faire un jour un film non policier, sans suspense ?
Impossible. Si je tournais Cendrillon, le public chercherait le cadavre.
Pensez-vous qu'un metteur en scène de cinéma peut réaliser n'importe quel genre de films ou qu'il doit se spécialiser ?
Un bon metteur en scène peut faire n'importe quoi. Il peut prendre un best-seller, le tourner et recevoir l'Oscar. Mais qui sera l'auteur ? Tout dépend si le metteur en scène est un artisan ou un génie créateur. Un bon artisan peut tout faire.
Pouvez-vous travailler en collaboration sur un film avec d'autres personnes ou pensez-vous qu'un film doit être l'oeuvre d'une seule personne ?
Le scénario est la partie la plus importante d'un film et je le surveille dans les moindres détails. Collaborer à ce moment-là est impossible. On peut prendre une idée, un point de départ, mais la conception d'un film est personnelle. A partir du moment où je tourne, je ne m'intéresse plus. Je dis au début à l'opérateur et aux acteurs ce que je souhaite et je dors. Je me réveille au montage. Cela aussi est très important.
Dans quelle mesure un cinéaste peut il échapper aux impératifs commerciaux ?
Il pourra y échapper lorsqu'un film ne coûtera pas plus cher qu'un crayon et une feuille de papier.
Est-il possible de réaliser un bon film, même d'après un mauvais scénario ?
Pas un très mauvais scénario. Mais un quelconque, oui. On peut avoir du style, on peut créer une ambiance, montrer une bonne technique même avec une histoire anodine.
Les progrès techniques (couleur, cinémascope) offrent-ils des moyens supplémentaires au cinéaste ?
Non, la seule chose importante, techniquement, au cinéma, c'est le montage.
Croyez-vous en l'avenir de l'homme ?
Jusqu'en 1970.
Comment trouvez-vous Paris en ce moment ?
Froid. J'ai été une fois au cinéma ici pour voir Les Amants, mais je dois être un eunuque. Je n'ai rien compris.
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