Bellegarde était aimé du Roi Henri IV avec qui il s'entretenaient dans leur commun patois des montagnes des Pyrénées, émaillé de jurons cocasses
Il était issu de la vieille lignée des Saint-Lary en Comminges
Venu à la cour presqu'enfant, il en avait été, dès l'âge de 20 ans, l'une des coqueluches poussé par ses deux oncles, tous deux entièrement favoris d'Henri III: le maréchal de Bellegarde, le "torrent de la faveur", et surtout le duc d'Epernon, l'"archimignon", le "demi-roi"
Roger, aussi radieux et beau qu'étaient ses oncles, avait trouvé le premier levain de son succès dans le goût que le roi d'alors affichait plus qu'ouvertement pour les plus sémillants jeunes gens de son royaume
On sait par Tallemant ce qu'en disait un courtisan du temps à qui l'un de ses amis reprochait de ne pas avancer à la cour aussi rapidement que le grand écuyer:
"Hé! railla-t-il, il n'a garde qu'il ne s'avance, on le pousse assez par derrière"
Cette réputation, malgré les innombrables succès féminins dont on le crédite, ne devait d'ailleurs jamais tout à fait quitter Bellegarde
Tallemant, lui encore, prétend qu'il adopta, sur la fin de sa vie, l'aventurier Souscarrière qui était son giton
Admettons, avec Antoine Adam, que le beau Roger, comme nombre de séducteurs de son temps était, selon le joli mot d'Oscar Wilde: bimétaliste
Quoi qu'il en soit, aux temps qui nous occupent, ce félin, au regard de miel et à la cuisse musclée de centaure, pouvait s'enorgueillir d'une carrière exceptionnelle; il avait été fait à 21 ans, maître de la garde-robe par Henri III, à 22 ans, premier gentilhomme de la chambre, à 24 ans, grand écuyer
Il avait été au nombre des Quarante Cinq, ces gentilshommes dévoués au dernier roi Valois dans sa lutte contre la maison de Lorraine
En 1588, il s'était fait le principal racoleur des assassins du cardinal et du duc de Guise à Blois
C'est encore lui qui se tenait près d'Henri III, au matin du 1er août 1589 et qui s'était précipité, au cri de son maître, pour faire choir le couteau de la main criminelle de Jacques Clément
Après cela, il avait été le premier, au chevet du roi agonisant, à baiser les genoux d'Henri de Navarre et à le reconnaître pour légitime successeur de la couronne
Henri IV lui devait donc beaucoup et, pour lui en témoigner sa reconnaissance, il s’efforçait, malgré le délabrement de ses affaires de lui continuer les mêmes largesses que son prédécesseur
Ainsi, quelques semaines avant les évènements que nous narrons, avait-il repris l'abbaye de Marmoutier à son vieil ami Biron, pour en faire don à Roger
Ajoutons que Bellegarde maniait également la plume
C'est lui qui devait donner, à quatre mains, avec l'aide de son ancienne maîtresse, Mlle de Guise, ce récit des Amours, du Grand Alcandre qui, quelque quarante années après l'évènement, nous livre le récit, plein d'humour et beaucoup plus exact qu'on ne le pense, des amours de Gabrielle et d'Henri IV
La bévue fatale, point de départ de notre histoire, Roger l'avait commise le 7 novembre, à son arrivée au camp de Coeuvres
Il avait sollicité un congé de deux jours pour revoir sa belle et, cette fois, le roi dont le cœur ne brûlait plus pour l'abbesse de Montmartre, attaqué du vif désir de contempler celle dont son grand écuyer ne cessait de vanter les appâts, s'était tout bonnement invité à le suivre
Henri IV et son grand écuyer s'approchèrent de Coeuvres au galop
Ce qu'en vit le Roi tout d'abord, à peine franchi le pint-levis, ce furent les domestiques qui s'empressaient au devant de lui, des flambeaux au poing et, en arrière, en l'absence du maître des lieux, l'homme qui avait perdu La Fère était un homme disgracié et il avait sans doute craint de se montrer, les enfants de M. d'Estrées.
Aussitôt, il y eut le croisement des regards: celui de braise que le roi porta sur la plus jeune des filles de la maison, celui embarrassé de Bellegarde, enfin celui glacé que Gabrielle lança à son souverain, ce même air de froideur qu'elle avait témoigné à Roger, la première fois qu'elle l'avait vu, alors qu'elle se croyait aimée de Stavay
Le trait qui venait d'atteindre le cœur du Béarnais devait y rester fiché 9 ans
C'était une chose singulière pour un homme qui n'avait jusque-là guère montré de constance dans ses amours, si ce n'est à l'égard de Corisande d'Andoins, Corisande de Guiche, restée en Navarre et avec qui il avait correspondu jusqu'au seuil du dernier été, jusqu'à l'heure où était parvenue à Pau l'incroyable nouvelle que le roi protestant de France occupait le plus clair de son temps, durant le siège de Paris, à forniquer avec deux religieuses: Claude de Beauvilliers, la belle abbesse de Montmartre et Catherine de Vendôme, la non moins langoureuse nonain de Longchamp, professe de l'ordre de l'humilité-Notre-dame, dont le vocable s'accordait si mal à l'envie de plaire qui, chez elle, ne connaissait pas de bornes
Le Roi, pendant plusieurs semaines, avait ainsi caracolé de Montmartre à Longchamp, ou, comme on disait alors, de la "religion" de Montmartre à celle de Longchamp
Biron y avait trouvé l'occasion d'un bon mot:
"Qui peut encore reprocher à Sa Majesté de ne pas changer de religion?"
Henri IV passa-t-il la nuit à Coeuvres comme le prétendent certains?
Se contenta-t-il, comme l'écrit Pierre Mathieu de "prendre du pain et du beurre à la porte du château"?
En tout cas, il ne vida les lieux qu'en prenant bien soin de ramener Bellegarde avec lui
Tout u long du chemin, sans la plus petite apparence de gêne, il disserta en gascon sur son amour tout neuf, ajoutant à l'adresse de Roger "qu'il ne voulait plus de compagnon en son amour... et que sa passion lui était plus chère que toutes les couronnes du monde"
L'auteur du Grand Alcandre ajoute:
"Bellegarde, fort troublé du langage et de l'action avec laquelle il était proféré, promit à son maître tout ce qu'il exigea"