A déplorer ?
Quand les châteaux français deviennent des théâtres bling-blingChaque époque chante sa petite musique, et celle-ci est étrange. Il y a quelques semaines, dans le même week-end, la France propulsait le Front national au rang de premier parti de France en un tour d'élections européennes... Pendant que le château de Versailles accueillait en très très grande pompe l'une des cérémonies du mariage extravagant de la starlette Kim Kardashian et du rappeur Kanye West.
Pendant que les partis républicains traditionnels perdaient la main, les deux célébrités richissimes et tape-à-l'oeil rejouaient la vie de château façon Grand Siècle, dans une version fantasmée, sans tenir compte vraiment de l'Histoire, la vraie... Mais après tout, qu'importe ! Si les nouveaux rois modernes sont prêts à payer des fortunes en millions de dollars pour réinterpréter les fastes de la royauté - et ambiancer leurs mariages -, pourquoi se priver d'une telle aubaine ?
Lana del Rey dans la galerie des Glaces
Versailles, justement. Etape de luxe du marathon nuptial de la vedette callipyge de la téléréalité américaine et du rappeur über-bling. Les festivités ont démarré le 23 mai dans les Yvelines par un brunch au château de Wideville. Un petit pique-nique comparé à la fiesta grandiose qui attendait des centaines d'invités au château de Versailles le lendemain. Ce soir-là, le Centre de Musique baroque avait programmé de très longue date un "Persée" de Lully à l'Opéra royal du château. Mais, pour ne pas gêner les fêtards, on a fait entrer les amateurs de musique ancienne par l'arrière du monument ! Parce que tel était le deal.
La troupe VIP disposait de la demeure des rois de France pour elle toute seule, le temps d'une visite guidée en anglais, de balades en carrosses dorés dans le parc et d'un dîner dans la galerie des Glaces animé par la chanteuse américaine Lana Del Rey (dont on dit qu'elle aurait facturé sa prestation plus de 2 millions de dollars). Là, une armée de laquais en costumes d'époque et perruques poudrées assuraient le service à table. Pendant qu'un Louis XVI et une Marie-Antoinette déambulaient parmi les invités, exécutant des saynètes de la vie de château supposée du roi de France et de l'Autrichienne.
Désormais, tout est possible à Versailles
Un poil kitsch ? Déplacé ? "Pas du tout", assure-t-on chez Sacks Productions, empire californien de Sharon Sacks, la wedding planner (organisatrice de mariages) déjà en charge de la précédente union de Kim Kardashian, deux divorces au compteur.
« C'était une fête unique et de bon goût. Nous autres Américains sommes issus d'un melting-pot. Notre histoire est très récente, nous sommes fascinés par la culture française." »
Pour le chef d'édition de "Voici", il y a surtout une nouvelle clientèle internationale de nababs et de people, qui rêve de s'acheter une part de noblesse française et le décorum qui va avec : "C'est un nouvel eldorado pour les châteaux de France, raconte Hugues Royer. Versailles croule sous les demandes d'événements privés.
Et parfois les exigences de ces nouveaux clients américains, indiens, asiatiques ou sud-américains sont tellement démentes qu'on se dit que l'administration du château doit manger son chapeau." Une chose est certaine : en acceptant le mariage Kardashian-West et ses fantaisies burlesques, l'établissement public fait passer le message que désormais tout est possible à Versailles. En dépit du discours officiel sur "la sobriété" qui prévaut.
"Ce n'est pas le type de service que l'on veut mettre en avant"
Au château de Vaux-le-Vicomte, le bal de l'extravagance s'est ouvert en 2004. Lakshmi Mittal, le tycoon indien de l'acier, y mariait sa fille, Vanisha, et plaçait la barre très haut : à 55 millions d'euros la semaine - les noces les plus chères jamais organisées. 1.500 invités ont festoyé dans l'ancienne résidence de Fouquet, le surintendant des finances du Roi-Soleil, aujourd'hui propriété privée classée monument historique. Trois ans plus tard, le basketteur français Tony Parker et la "Desperate Housewife" Eva Longoria y célébraient à leur tour leur union.
Vaux-le-Vicomte n'était pourtant qu'un lot de consolation. Le couple voulait Chantilly, mais le château picard, deuxième plus grande collection de toiles après le Louvre, n'a pas cédé aux sirènes de la célébrité. Il a tout bonnement refusé de fermer deux jours entiers au public, comme l'exigeaient les deux stars.
C'est donc de Vaux-le-Vicomte dont ont parlé "Gala", "Closer" et même "USA Today". Un joli coup de pub qu'Alexandre de Vogüé, à la tête du domaine avec son frère Jean- Charles - ils sont tous deux descendants d'un industriel sucrier -, fait mine de relativiser. "Ce n'est pas le type de service que l'on veut mettre en avant. Le château est d'abord un chef-d'oeuvre ouvert au public. On y réfléchit à deux fois avant d'accepter des événements qui feront la une des tabloïds. Pour autant, nous ne regrettons pas les mariages Mittal et Longoria, c'était 'soft' par rapport à celui de Kardashian."
Quand Igor Bogdanoff se marie gratuitement à Chambord
Mais il n'y a pas que les people qui font bien vivre... Des poids lourds de l'industrie, de la finance, de l'agroalimentaire débarqués des Etats-Unis, du Moyen-Orient ou du Brésil organisent à Vaux-le-Vicomte des fiestas tout aussi fastueuses, mais en toute discrétion.
Hormis quelques règles de base - interdiction de fumer à l'intérieur, tout le monde dehors avant l'arrivée des visiteurs, les vrais -, toutes les excentricités sont permises. Récemment, une Américaine a pu suivre depuis le Texas les épousailles de son fils grâce à un robot sur roues habillé comme elle, avec une webcam à la place des yeux. Lors d'une autre soirée, le marié a débarqué en hélico sur la musique de "Moonraker", clin d'oeil à cet opus de James Bond tourné en partie à Vaux-le-Vicomte. Au château d'Azay-le-Rideau, des milliardaires américains ont payé il y a deux ans Elton John pour qu'il vienne animer le dancefloor.
Mais nous avons aussi nos extravagants nationaux. Au château de Chambord, qui se paie d'ordinaire 150.000 euros la soirée, Igor Bogdanoff, l'animateur télé fétiche des années 1980, fou de science-fiction, n'a pas eu à verser un centime lorsqu'il s'est uni en 2009 à Amélie de Bourbon-Parme, héritière de la famille royale de France.
« Le grand-oncle d'Amélie a cédé le château à l'Etat dans les années 1930. Le symbole familial était très fort. Le conservateur Philippe Martel nous a dit : 'On ne peut pas faire moins que de vous offrir d'y passer la soirée.'" »
Et quelle soirée ! 250 amis ont plongé dans un vortex temporel, version Renaissance. Avant le dîner, clavecins et luths de l'ensemble Sorbonne Scholars ont retenti dans la chapelle de Chambord. Pendant ce temps, Sieur Sausin, un traiteur "consultant en cuisine historique ", faisait rôtir les cochons.
"Les photos doivent être très bling-bling"
Qu'ils soient publics ou privés, les châteaux, à l'entretien ruineux, ne disent jamais non aux noceurs dorés sur tranche. "La soirée Kardashian-West va nous permettre de restaurer un des salons des appartements royaux", justifie Catherine Pégard, la directrice du château de Versailles, qui se dit guidée par le souci de "préserver l'esprit des lieux". Sic.
A mille lieues des murs humides du Val de Loire ou de la Bourgogne, la Côte d'Azur accueille aussi des noubas nuptiales XXL. "C'est un terrain neutre international qui convient à tout le monde", observe Alexis Vrousos, directeur du château de La Napoule, près de Cannes, une imposante bâtisse plongeant à pic dans la Méditerranée où le bassiste de U2 s'est marié. Ses clients débarquent des Etats-Unis, de Dubaï ou de Suède et exigent la confidentialité la plus absolue, allant jusqu'à réserver sous le nom de leur chauffeur. La nouvelle bourgeoisie chinoise ne rêve, elle, que de champs de lavande et de cigales. Tout ça parce que "Dreams Link", une sitcom sirupeuse très populaire dans l'empire du Milieu, se déroule en partie... en Provence.
Certains ont flairé la bonne affaire. Depuis un an, l'agence Eternal Provence se spécialise dans l'organisation de mariages fictifs dans la région de Marcel Pagnol, un produit purement destiné aux Chinois. "Les 'unions' sont célébrées dans les chapelles des châteaux privés. Les Chinois viennent chercher ici le côté spirituel qu'ils n'ont pas chez eux, où le mariage est validé d'un coup de tampon. Pour eux, le plus important, ce sont les photos qu'ils emporteront en souvenir. Elles doivent être très bling-bling, avec beaucoup de paysage", raconte Henriette Versteeg, cofondatrice de ce nouveau business.
Reste cette dernière question qui taraude toute la sphère VIP : qui fera mieux (ou pire...) que les Kardashian-West ? Aux dernières nouvelles, l'acteur George Clooney n'épousera pas Amal Alamuddin, sa nouvelle fiancée, dans un château français... Mais au château de Highclere, dans le Hampshire, au sud de l'Angleterre. Celui de la série "Downton Abbey". Plus chic que Versailles ? La guerre des mariages pipolo-royaux est déclarée.
Nathalie Bensahel et Bérénice Rocfort-Giovanni - Le Nouvel Observateur
https://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20140711.OBS3513/quand-les-chateaux-francais-deviennent-des-theatres-bling-bling.html
Autres temps, autres mœurs