La Révolution aurait fait son grand retour dans les milieux culturels. Dans la rue, chacun se demande si ça va péter... ou même quand ça va péter. Mais faut-il le souhaiter?
Entretien avec l'historienne Sophie Wahnich:
Longtemps délaissée, parfois même faisant figure de repoussoir dans des discours politiques qui ne pointent que sa violence, la révolution peuple à nouveau l’imaginaire des artistes. A défaut de remplir la rue. Pourquoi la révolte qu’on prédit sans cesse («cette fois c’est sûr, ça va péter…») n’arrive jamais ? Faut-il, d’ailleurs, la souhaiter ? Sophie Wahnich, historienne des émotions et spécialiste de la Révolution française, qui a participé à nombre de ces projets théâtraux, décrypte l’actualité de l’insurrection (1).[i]Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt pour la Révolution française ?
Les révolutions dans le monde arabe ont joué un rôle indéniable de réactualisation polémique du mot «révolution». Mais, en amont, des artistes et des écrivains avaient déjà réinvesti l’objet Révolution française. En 2009, Pierre Michon publie les Onze [le récit de ce livre part de la description d’un tableau représentant les onze membres du Comité de salut public pendant la Terreur, ndlr], Sylvain Creuzevault donne la première version de sa pièce Notre terreur, et le centre culturel d’Ambronay monte pour son festival un opéra contemporain sur la Révolution, intitulée Allegorie forever. Convoquer à nouveau la Révolution est une manière de proposer dans une conjoncture mortifère et délétère, marquée par l’abandon des lois protectrices du welfare et la valorisation des seules lois de l’ordo-libéralisme, un «avertisseur d’incendie» à la manière de Walter Benjamin. Il faut stopper un train lâché à grande vitesse et qui semble emmener l’humanité dans un mur apocalyptique. Dans un tel contexte, il incombe aux artistes et aux chercheurs de fabriquer des passages pour transmettre une expérience inouïe qui permet d’entendre à nouveau que la politique n’est pas seulement une activité, une profession, mais, pour les êtres humains, une condition. Le problème, c’est que les chercheurs, le plus souvent, se sentent peu responsables du politique. Quelque chose a été perdu d’une conception dans laquelle produire du savoir visait à se donner des Lumières pour affronter le présent du politique.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire de passer par l’art, la littérature, le théâtre pour réinvestir le champ politique ?
Cela dépend de ce qu’on appelle le champ politique. L’Etat et les partis ? Franchement, je n’y crois pas. Si l’on parle des processus de politisation de ladite société civile, oui, bien sûr. Il s’agit de retrouver le sensible en politique alors que ce qui caractérise notre époque, c’est soit l’impassibilité stoïque, soit la haine de l’hétérogène. Mais sans hétérogénéité et sans conflictualité, il n’y a plus de politique. Les arts offrent la possibilité de retrouver ce qu’on nomme au XVIIIe siècle une «raison sensible». C’est le propre du théâtre de faire appel à une intrication du logos et du corps. Mais c’est vrai aussi de la littérature car le corps sensible du lecteur y est convoqué. Ce sont les retrouvailles avec ces médias sensibles et la sensibilité à l’humanité qui fabriquent l’homme sensible, c’est-à-dire engagé et révolutionnaire de 1789.
Sivens, Air France… Des images et des événements violents, pourquoi cela ne mobilise pas davantage les citoyens ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de révoltes ?
Parce que nous ne sommes pas prêts. Faire la révolution, c’est avoir le courage de sortir de règles du jeu qui sont devenues indiscutables. C’est vouloir l’extraordinaire et cela suppose un espace mental et culturel commun, constitué en amont. Or cet espace commun n’existe plus. La radio a longtemps joué ce rôle mais le podcast fabrique la dispersion. Internet invente des formes très riches de mobilisation, permet la circulation de pensées critiques, mais n’a pas non plus cette fonction unificatrice. A contrario, les encyclopédies du XVIIIe siècle ont joué ce rôle. Chacun connaît celle de Diderot et D’Alembert, mais son prix la rendait peu accessible. Un éditeur, Charles-Joseph Panckoucke, a eu l’idée de proposer une version plus légère, écrite par d’autres auteurs, mais avec des thèmes communs. Une version moins radicale mais plus diffusée. Or, aujourd’hui, ce travail de vulgarisation au bon sens du terme, ce travail d’unification, n’a plus lieu. Quand un événement surgit, que ce soit la mort de Rémi Fraisse ou les licenciements abusifs d’Air France, les réactions mentales se font en ordre dispersé. Certes, la diffusion virale de certaines vidéos peut recréer très vite une unité, mais d’une manière trop ponctuelle pour que cela produise une véritable efficience politique. Or, oui, la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens aurait pu être une étincelle. Quand les filtres de liberté institués par la loi sont bafoués par des élus locaux qui passent en force malgré les avis contraires de l’enquête publique, du Conseil national de protection de la nature, du Conseil scientifique régional du patrimoine aturel de Midi-Pyrénées, le citoyen a droit de résister à l’oppression. La retenue de la violence devient dès lors précaire. Mais cette résistance est restée locale. D’une manière générale, il y a peu de sympathie manifestée à l’égard des opprimés, que ce soit dans un même pays ou dans l’espace européen. Alors que la Déclaration de 1793 affirme qu’il y a «oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé», «oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé», aujourd’hui, cette réciprocité n’est plus perçue. Sinon, nous nous serions révoltés pour la Grèce. Or en 1793 «celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes…»
Il y a tout de même eu le 11 janvier…
C’était selon moi une manifestation de deuil, pas une manifestation politique.
Comment expliquer aujourd’hui que la Révolution ait disparu du champ politique ?
Dans les années 60, le mot «mythe» apparaît pour parler de la Révolution française lors d’un débat entre deux marxistes : Sartre et Lévi-Strauss. Auparavant, seuls des historiens de droite parlaient du mythe de la Révolution française. A partir de ce moment, cette idée fait un chemin complexe du côté gauche. Foucault, par exemple, dénie toute puissance d’évocation politique pertinente à la Révolution française jusqu’à son texte Qu’est-ce que les Lumières ? en 1983. Pour lui jusque-là, c’était un objet occidental, franchouillard, obsolète, bourgeois. Le concept même de révolution lui semblait antédiluvien comme le marxisme. Cette manière de penser est redoublée par l’historiographie de François Furet qui affirme à la fin des années 70 que «la Révolution est terminée». Elle serait devenue un héritage stabilisé et de ce fait un objet de savoir ordinaire, loin de toute virtualité active dans l’imaginaire social et politique. Or, la Révolution n’est pas un mythe, c’est une histoire vécue, des gens l’ont espérée, ils ont agi, pris des risques importants pour la faire exister et elle a laissé des traces dans l’imaginaire. Mais devenue mythique, la Révolution française était devenue «indisponible». Puis, dans un deuxième temps, «infréquentable» car le même courant historiographique l’a accusée d’être matrice des totalitarismes. Nous sommes tout juste en train de sortir de cette conjoncture. Mais le Parti socialiste actuel, lui, n’en est pas du tout sorti. Son rejet de la Révolution française dans sa dimension radicale, «insurgeante», égalitaire reste puissant.
Qu’est-ce qui pourrait remobiliser aujourd’hui ?
Parfois, c’est la honte qui produit un mouvement d’effraction, parfois c’est la colère, parfois l’indignation, mais il faut toujours retrouver des compétences sensibles en commun pour se révolter et cesser de troquer la liberté pour une supposée sécurité.
En quoi la mémoire de la Révolution peut nous être utile aujourd’hui ?
La commémoration du bicentenaire en 1989 articulant un discours de l’Etat et le savoir historique arc-bouté au pouvoir, selon l’expression de Michel de Certeau, a été un enterrement de la Révolution. Pour la garder vivante, il faudrait plutôt la transmettre subjectivement et selon des frayages incertains. La littérature remet en route des énoncés et les actualise. Je pense ainsi au roman de Denis Lachaud, Ah ça ira : l’auteur puise dans la langue et dans des gestes qui n’appartiennent pas tous à la même époque, des imaginaires qui donnent du courage et de la prudence. La Révolution devient un champ des possibles instructif et monumental. Car au-delà du courage retrouvé, le moment 1789-1795 est d’une telle intensité politique et réflexive qu’il offre des outils rigoureux pour penser justement la légitimité et la retenue de la violence. Aujourd’hui, on fait comme si la violence était une seule et même chose compacte alors qu’elle prend des formes multiples : la violence exécutive sur les corps, la violence législative et symbolique, la violence de résistance ou la violence d’agression, celle des zadistes ou des gendarmes. Toutes ces formes se répercutent et s’engendrent. Cela est rarement interrogé. Quand la violence populaire advient, certains disent «mince, c’est affreux», sans expliciter le processus.
Faut-il souhaiter la Révolution ?
Oui, mais il faut se doter d’outils réflexifs justement sur la violence et sa retenue pour que cette révolution ne soit pas mortifère. Selon moi, il n’y a pas de révolution sans amour de la vie. Je ne suis pas pour la politique du pire. Je suis peut-être trop optimiste, mais je crois cela possible avec des formes qui restent à inventer. Avant que surgisse une rupture visible, il faudra l’émergence d’un sentiment partagé d’une nécessaire reconquête d’humanité.
(1) Dernier ouvrage paru : Histoire d’un trésor perdu, transmettre la Révolution française, les Prairies ordinaires, 2013.[/i]
http://www.liberation.fr/debats/2015/10/22/sophie-wahnich-la-revolution-n-est-pas-un-mythe-c-est-une-histoire-vecue_1408142