Non, Thimothy Tackett ne s'est pas intéressé qu'à Louis XVI
https://maria-antonia.forumactif.com/t2245-le-roi-senfuit-de-timothy-tackettSpécialiste américain de la période, Timothy Tackett montre comment la peur s’est aussi installée dans le camp de la Révolution.
Photo du tableau attribué à Jacques-Louis David (1748-1825) datant de 1791
Serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789. Photo AFP
Aux Etats-Unis aussi, les historiens s’intéressent à l’évolution des mentalités pendant la Révolution. Professeur à l’université de Californie, Timothy Tackett en est l’un des plus grands spécialistes. Il revient sur la façon dont les sentiments de peur voire de panique s’installent dans l’esprit des révolutionnaires, bien avant la période «officielle» de la Terreur (1793-1794). Il vient de publier au Seuil, Anatomie de la Terreur.
Comment en être venu à l’histoire de la Révolution ? Et surtout à la Terreur ?J’ai commencé mes travaux avec 1789, j’ai poursuivi avec la fuite du roi en 1791, aller jusqu’à la Terreur était la suite logique ! A chaque fois, la question qui m’intéresse est celle des mentalités et de leur évolution. Je me suis d’abord demandé comment les gens étaient devenus révolutionnaires en 1789. Puis j’ai voulu comprendre comment les révolutionnaires étaient devenus terroristes. Mais une autre expérience m’a conduit vers la Révolution : Mai 1968. J’étais alors étudiant à l’université de Poitiers. Plus rien ne marchait, ni le téléphone ni le train. J’ai fait de l’auto-stop jusqu’à Paris et j’ai assisté aux manifestations. J’ai été fasciné par cette quasi-révolution où se mêlaient raison et émotions. Récemment, j’ai un peu réfléchi sur les «printemps arabes», avec un collègue qui était en Egypte, place Tahrir. Il m’a décrit un peu le même esprit qu’en 68, ce mélange de joie, d’enthousiasme, de fraternité, mais aussi de peur, de colère.
En voulant mettre «la terreur à l’ordre du jour», les révolutionnaires de l’an II semblent faire d’un sentiment un projet politique. Comment définir le mot «terreur» dans ce contexte ?C’est un mot très ambigu, pour les historiens comme pour les révolutionnaires. Pour ma part, je définis la Terreur comme une forme de répression d’Etat. D’après l’historien Michel Biard, 86 membres de la Convention nationale ont péri d’une mort non naturelle entre 1792 et 1795 : suicide, guillotine, etc. C’est cette violence des élites politiques qui m’intéresse : pourquoi les révolutionnaires ont-ils commencé à se tuer eux-mêmes ?
La violence populaire n’est-elle pas tout aussi importante pour comprendre la Terreur ?Le peuple, les sans-culotte ont poussé le Comité de salut public à accepter une répression plus forte. «Nous sommes tous peuple», disaient à l’époque certains Jacobins, se rappelant que c’était lui qui avait sauvé la Révolution à plusieurs reprises. De plus, le peuple observait la vie politique. Il sifflait, criait, interpellait les députés… et ne recourait donc pas systématiquement à la violence : manifestations, défilés ou banquets fraternels existaient même au cœur de la Terreur, à l’été 1794.
Le mot «terreur» est-il omniprésent dans les paroles des révolutionnaires, pendant la Terreur ?C’est difficile à dire pour le peuple, majoritairement analphabète : les témoignages manquent. Pour les autres, on le voit dans les correspondances qui relatent parfois des scènes terribles. Dans une lettre à son frère, le libraire parisien Nicolas Ruault raconte avoir reconnu, parmi des personnes conduites à la guillotine, un ami qu’il sait innocent. Il tombe littéralement en pleurs.
Cette peur est-elle en germe avant 1793 ?J’ai mesuré la fréquence de mots comme «terreur» dans de nombreux textes. Celui-ci apparaît seulement par moments en 1789. On observe, en revanche, une augmentation continue de son utilisation à partir du 10 août 1792, lorsque le peuple prend les Tuileries. En 1793-1794, le mot «terreur» est omniprésent, notamment dans les débats à l’Assemblée où beaucoup réclament «la terreur à l’ordre du jour». Des historiens, comme Jean-Clément Martin, insistent sur le fait que la Convention nationale n’a jamais voté la Terreur. Pourtant, cette omniprésence du vocabulaire «terroriste» montre bien un changement dans l’état d’esprit des révolutionnaires. Il faut essayer de trouver les facteurs qui l’expliquent. C’est d’autant plus intéressant qu’on trouve des évolutions semblables dans d’autres révolutions. En Russie, en Chine, à Cuba… on a des moments de répression violente de l’Etat. Peut-être la Révolution française permet-elle de trouver des facteurs permettant une comparaison. Ce problème m’intéresse.
L’influence des Lumières est souvent invoquée pour expliquer le surgissement de la Terreur, mais cette hypothèse ne vous convainc pas. Pourquoi ?Les Lumières n’ont pas formé un corpus cohérent que les révolutionnaires se seraient efforcés d’appliquer. D’abord, les écrits de l’époque exprimaient des idées très diverses. Et puis, les révolutionnaires étaient très pragmatiques et n’arrivaient pas avec une idéologie fixe face à cette situation totalement nouvelle pour eux. Cette Révolution est différente de celles des XIXe et XXe siècles, qui reposaient effectivement sur des idéologies bien définies. En revanche, les Lumières ont développé une façon de penser. On sous-estime l’importance du Sapere aude («ose savoir») de Kant, appelant à un esprit pratique. Quand on lit le courrier des lecteurs de divers journaux juste avant la Révolution, on trouve peu de références à Rousseau ou à Voltaire, et beaucoup de sujets concrets : un nouveau moyen d’éclairer Paris ou la façon d’exterminer les taupes !
Quels événements de la Révolution rendent concevable le régime de la Terreur ?D’abord, l’exécution de Louis XVI, qui fait dire à l’auteur Louis-Sébastien Mercier : «C’est parce qu’ils avaient fait tomber la tête de Louis XVI qu’ils s’enhardirent à faire tomber sur la même place celle de leurs collègues.» Ensuite, la période mars-avril 1793 est importante, car elle est marquée par une forte panique : les armées révolutionnaires reculent en Belgique, et le général Dumouriez trahit la Révolution. Les Parisiens ignorent où se trouvent précisément les armées autrichienne et prussienne, occasionnant des rumeurs incessantes. C’est à ce moment que sont votées, tant par les Girondins que par les Jacobins, les institutions de la Terreur : Tribunal révolutionnaire, comités de surveillance, Comité de salut public, représentants en mission. Ainsi, dans le débat récurrent entre les historiens pour dater le début de la Terreur, certains voient dans cette période un commencement pertinent, même si dans un premier temps, ces institutions n’ont pas beaucoup servi.
Votre livre se termine sur l’idée que le «fantôme de la Révolution» tout comme celui de la Terreur ont divisé la nation française jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Considérez-vous que les grands équilibres politiques de la Révolution se sont maintenus ?La période a été traumatisante pour tous ceux qui l’ont vécue. Elle est restée d’une importance majeure dans la culture politique de l’époque. Guizot, Thiers, Lamartine, Hugo, Chateaubriand, Jaurès… Tous ont écrit sur la Révolution, souvent pour la louer ou la condamner en bloc. C’est au XXe siècle qu’on a commencé à y introduire de la nuance. Et ce n’est pas encore terminé, surtout en ce qui concerne la période de la Terreur : il n’y a qu’à voir le nombre de livres publiés sur le sujet !
Interview mené par Thibaut Sardier pour http://www.liberation.fr/