Lundi 18, à Vincennes.
— M. Roujault, intendant de Rouen, faisant sa tournée dans la province, manda ici, il y a quelques jours, qu'il avoit fait arrêter à la poste de Nonancourt, entre Paris et Rouen, deux hommes qui apparemment avoient un mauvais dessein par les manœuvres qu'on leur avoit vu faire et par des armes brisées qu'ils avoient dans leurs portemanteaux; on sait qu'un de ces hommes c'est M. de Bleniac, et qu'il avoit un passe-port de milord Stairs*.
— M. le duc d'Orléans tint chez lui l'après-dlnée conseil de finances, où M. Malet, qui est présentement attaché au marquis d'Effiat, porta des propositions qu'on examina et qu'on examinera encore jeudi et vendredi; le conseil de régence en décidera samedi.
Il s'agit des billets sur les gabelles dont on fait de classes différentes, et il s'agit aussi de tous les autres papiers qui sont dans le commerce, et l'on compte qu'en tout il y en a pour plus de six cents millions, mais on en retranchera une partie quand on aura bien vérifié les agiotages qui ont été faits sur quelques-uns de ces billets.
* Les mouvements d'Ecosse n'étoient que les suites des projets du feu roi, de concert avec le roi d'Espagne, pour essayer à rétablir le roi Jacques II sur le trône.
La mort du roi le fit échouer, et M. le duc d'Orléans, devenu tout Hanovrien par les raisons qui ont été expliquées , se garda bien de le favoriser; il a même été soupçonné d'avoir averti le roi Georges de ce que la mort du roi avoit livré là-dessus à sa connoissance, lequel, ayant en tout le temps de bien prendre ses précautions, ne se soucia pas trop d'empêcher les démarches du roi Jacques, pour mieux savoir ce qu'il avoit à faire et se défaire des plus dangereux, et de ce prince même s'il lui étoit possible. Pressé par son foible parti, et ne se voulant refuser à aucun moyen d'espérance, il en prit de ce que M. le duc d'Orléans continuoit à le payer de ce qu'il touchoit du feu roi et de ce qu'il consentoit à ne pas faire semblant de savoir ni son dessein ni son passage par la France.
Il disparut donc tout à coup, la traversa avec trois ou quatre personnes, logea à Chaillot chez M. de Lauzuu, très-caché, vit la reine sa mère, et partit pour s'aller embarquer en Bretagne et passer en Écosse.
Stairs, qui sans avoir encore pris caractère d'ambassadeur d'Angleterre en faisoit à Paris toutes les fonctions avec une audace peu commune, eut le vent de ce voyage, et résolut de ne rien oublier pour délivrer son maître de l'unique reste des Stuarts.
Il dépêcha sourdement des gens sur les différentes routes, et entre autres sur celle de Paris en Bretagne par Alençon; il en chargea Douglas, colonel réformé dans les Irlandois à la solde de France, qui par son nom, son esprit et son intrigue s'étoit insinué à Paris dans plusieurs maisons considérables depuis la régence, et s'étoit mis sur un pied de familiarité distinguée avec le régent. Il avoit beaucoup de réputation de valeur, étoit fort pauvre, marié, avoit du monde et de la politesse, et rien qui le pût faire soupçonner d'être capable de crime. Douglas avec deux hommes à cheval et lui en chaise, tous fort armés, s'en allèrent en poste mais lentement sur cette route.
Arrivés de bonne heure à Nonancourt entre Dreux et Verneuil au Perche et dix-neuf lieues de Paris, il mit pied à terre à la porte, mangea un morceau et s'informa avec un extrême soin d'une chaise faite de telle façon et accompagnée comme il le dépeignit.
Il témoigna craindre qu'elle ne fût déjà passée et qu'on ne lui dît pas vrai, et après des perquisitions infmies, il laissa un troisième homme qu'il lui arriva, avec ordre de l'avertir lorsque la chaise passeroit, et ajouta des menaces et des récompenses aux gens de la poste pour n'être pas trompé par leur négligence.
Le maître de la poste, nommé l'Hopital, n'y étoit pas; sa femme y étoit, et se trouva une femme de tète, de courage et de vertu: tant de soins lui furent suspects.
Elle fit inutilement ce qu'elle put pour tirer quelque éclaircissement; mais tout fut inutile de leur part. Ce qu'elle put démêler, c'est qu'ils étoient Anglois, qu'ils étoient dans un mouvement violent, qu'il s'agissoit de quelque chose de très important et qu'ils méditoient un mauvais coup.
Elle imagina qu'il s'agissoit du roi Jacques, et conçut le dessein de le sauver, et tout en même temps l'arrangea dans sa tête, et sut l'exécuter. Pour cela elle se fit toute à ces messieurs, ne refusa rien, se contenta de tout, et leur promit qu'ils seroient fidèlement avertis : elle les persuada si bien que Douglas s'en alla sans dire où , qu'à celui qui étoit venu le joindre, mais en lieu voisin pour être averti à temps, et il emmena un de ses valets: l'autre demeura avec l'arrivé pour attendre.
Un homme de plus embarrassa fort la maîtresse; toutefois elle prit son parti.
Elle proposa au monsieur de boire un coup parce qu'il avoit trouvé Douglas hors de table ; elle le servit de son mieux et de son meilleur vin, et le tint à table le plus longtemps qu'elle put; allant et venant, elle avoit donné ses ordres. Un maître valet en qui elle se fioit étoit en sentinelle avec ordre de paroître seulement s'il voyoit une chaise, et sa résolution étoit prise d'enfermer son homme et son valet et de faire relayer la chaise par ses chevaux qu'elle avoit détournés par derrière; mais la chaise ne vint point, et l'homme s'ennuya de demeurer à table; alors elle fit si bien qu'elle lui persuada de s'aller reposer et de compter sur elle, sur ses gens et surtout sur ce valet que Douglas avoit laissé.
L'Anglois recommanda bien à celui-là de ne pas désemparer le pas de la porte et de le venir avertir dès que la chaise paroîtroit.
Madame l'Hopital mit cet Anglois le plus sur le derrière de sa maison qu'elle put, et, toujours l'air dégagé, sort et s'en va chez une de ses amies dans une rue détournée, lui conte son aventure et ses soupçons, s'assure d'elle pour recevoir et cacher chez elle celui qu'on attendoit, envoie querir un ecclésiastique de leurs parents en qui ils se pouvoient fier, qui prêta un habit d'abbé et une perruque assortissante.
Cela fait, madame l'Hopital retourne chez elle, trouve le valet anglois sur sa porte, l'entretient , le plaint de son ennui, lui dit qu'il est bien bon d'être si exact, que de la porte à la maison il n'y a qu'un pas et qu'elle lui promet qu'il y sera averti aussi bien que par ses yeux sur la porte, le persuade de boire un coup, donne le mot à un postillon affldé- qui fait boire l'Anglois et le couche ivre mort sous la table.
Pendant cette expédition, cette femme avisée va écoutera la porte de l'Anglois, tourne doucement la clef et l'enferme, puis vient s'établir sur le pas de sa porte.
Une demi-heure au plus après, accourt celui qu'elle avoit mis en sentinelle; la chaise arrive, à qui sans qu'elle sût pourquoi et à trois hommes qui l'accompagnoient, on fit prendre le petit pas; c'était le roi Jacques. Madame l'Hopital l'aborde et lui dit qu'il est attendu, que s'il n'y prend garde il est perdu , qu'il ait à se fier à elle et à la suivre.
La réplique fut courte, et les voilà chez l'amie.
Là, il apprend tout ce qui s'est passé; on le cache lui et ses gens le mieux qu'il est possible, puis madame l'Hopital envoie chercher la justice chez elle, et sur ses soupçons fait arrêter l'Anglois ivre dans sa cuisine, et le monsieur Anglois qu'elle avoit enfermé sans qu'il s'en fût aperçu, et qui s'étoit endormi.
Aussitôt après elle dépêcha un de ses postillons avec une lettre à M. de Torcy, surintendant des postes, et un peu après le juge envoya son procès-verbal à la cour.
On ne peut exprimer la rage de cet Anglois quand il se vit arrêté et hors d'état d'exécuter ce qui l'avoit amené, et sa furie contre ce valet ivre.
Pour madame l'Hopital il l'auroit étranglée, et elle eut très-longtemps la peur d'un mauvais parti Jamais l'Anglois ne voulut dire ce qui l'avoit amené, ni où étoit Douglas, qu'il nomma pour imposer par ce nom
II se déclara être envoyé par l'ambassadeur d'Angleterre, et cria fort que ce ministre ne souffriroit pas l'affront qu'on lui faisoit.
On lui répondit doucement qu'on ne voyoit point de preuves qu'il fût à l'ambassadeur d'Angleterre, ni que ce ministre prît aucune part en lui; qu'on voyoit seulement des desseins très-suspects contre la liberté publique et celle des grands chemins; qu'en un mot on ne lui feroit ni tort ni déplaisir, mais qu'il resteroit en sûreté jusqu'à ce qu'on eût des ordres, et làdessus lui et le valet ivre furent conduits civilement en prison.
Ce que devint Douglas on n'en sait rien, sinon qu'il fut reconnu en divers endroits de la route courant, s'informant, criant avec désespoir qu'il étoit échappé, sans dire qui.
Apparemment qu'il vint ou envoya aux nouvelles, lassé de n'en point avoir, et que le bruit d'un tel éclat dans un petit lieu comme Nonancourt vint aisément à lui dans le voisinage où il s'étoit relaissé, et que cela le fit partir pour lâcher court d'attraper sa proie; mais il couroit en vain, le roi Jacques étoit demeuré caché à Nonancourt, où, charmé des heureux soins de cette maîtresse de poste qui l'avoit sauvé de ses assassins, il lui avoua qui il étoit et lui donna une lettre pour la reine sa mère.
Il fut là trois jours, pour laisser passer le bruit et ôter toute espérance à ceux qui le cherchoient; puis, travesti en abbé, il monta dans une autre chaise de poste que madame l'Hopital emprunta comme pour elle dans le voisinage, afin d'ôter toute connoiss3nce par les signalements, il continua son voyage pendant lequel il se vit toujours poursuivi, mais heureusement jamais reconnu, et s'embarqua pour l'Ecosse.
Douglas, lassé de ses courses inutiles, revint à Paris, où Stairs faisoit grand bruit de l'aventure de Nonancourt, qu'il ne traitoit pas de moins que d'attentat contre le droit des gens, et Douglas, qui ne pouvoit ignorer tout] ce qui se disoit de lui, eut l'audace d'aller partout où il avoit accoutumé de se montrer, aux spectacles, et de se présenter devant M. le duc d'Orléans.
Ce prince ignora tant qu'il put un complot si barbare, et à son égard si insolent. Il en garda le silence, dit à Stairs ce qu'il jugea à propos pour le faire taire, et lui rendit ses Anglois. Douglas baissa pourtant auprès de M.le duc d'Orléans; beaucoup de gens considérables lui fermèrent leurs portes, et quelque temps après il disparut de Paris; et je ne sais ce qu'il est devenu depuis. Sa femme et des enfants tout petits y demeurèrent à l'aumône, dont le sort m'est pareillement inconnu. La reine d'Angleterre fit venir madame l'Hopital à Saint-Germain, la remercia et la caressa comme elle le méritoit, lui donna son portrait, et ce fut tout; le régent quoi que ce soit; et longtemps après le roi d'Angleterre lui écrivit et lui envoya son portrait aussi.
Conclusion: elle est demeurée maîtresse de la poste à Nonancourt, et l'est encore.
Elle-même m'a raconté l'histoire, et qui que ce soit ne la contredit en rien; elle est vraie et femme estimée dans son lieu.
On n'oseroit dire que de ce qui lui en a coûté de frais elle n'en a pas été remboursée.
Telle est l'indigence des rois détrônés, ou l'oubli des périls et des services.
Il n'est pas croyable combien tous les honnêtes gens s'aliénèrent de Stairs, que ses airs insolents ne concilioient déjà pas, et qui combla la mesure en s'expliquant sur cette affaire sans l'avouer, mais sans du tout s'en disculper ni en témoigner d'autre peine que de son succès.