Un membre du comité des finances, un collègue de Cambon, le dénonce à la Société.
« On a cru Cambon ennemi des banquiers, des agioteurs, et l'on s'est trompé; ces gens-là ne sont atteints que par l'impôt mobilier; Cambon veut les exempter. Il veut supprimer les patentes. Un projet qu'il va présenter supprime aussi pour les prêtres le salaire donné par l’État. Quel moyen plus sûr d'irriter le peuple, de préparer la guerre civile? »
Dans la réalité, le complet anéantissement de l'industrie, la fermeture universelle des boutiques, rendaient l'impôt des patentes très-peu productif. L'impôt mobilier rendait peu; les riches ou étaient partis, ou s'étaient faits petits et humbles; l'impôt ne savait où les prendre.
Au contraire, rien n'était plus facile et plus raisonnable que de faire porter l'impôt sur la propriété, dans un moment où elle subissait un changement si favorable.
Le nouveau propriétaire, joyeux de son acquisition, était encore trop heureux de posséder une terre, dût-elle supporter plus d'impôts.
Quant aux prêtres, le rude Cambon avait pris nettement son parti.
Il croyait, non sans raison, que les prêtres, même assermentés, étaient toujours prêtres.
On a vu en effet la facilité avec laquelle cette Église, qu'on eût crue révolutionnaire, s'est remise sous le joug du pape. De ce grand corps du clergé, les trois quarts étaient l'ennemi de la Révolution et son capital obstacle; l'autre quart, sans autorité morale et sans force, était un dangereux appui, où la Révolution n'essayerait pas un moment de s'appuyer sans risquer une lourde chute.
Cambon, qui avait vécu longtemps à la porte de la Vendée, croyait que cette question de salaire ne ferait rien dans la crise, n'empêcherait rien. Danton était d'avis contraire.
Il craignait que cette économie ne devînt le prétexte de l'éruption. Pour Robespierre, cette affaire devenait un texte excellent.
On a vu que, pendant la Constituante, il avait été constamment le défenseur officieux des prêtres.
C'était un des points les moins variables de sa politique; il y resta fidèle en pleine Terreur; c'est pour eux, en grande partie, pour le maintien de l'ancien culte, qu'il frappa Hébert et Chaumette.
Les prêtres lui surent un gré infini de ce sacrifice, et jusqu'au dernier moment espérèrent en lui.
Forte base pour un politique de se voir assis à la fois sur les seules associations qui existassent en France, chef actuel de la société jacobine, et patron en espérance de la société ecclésiastique, toujours si forte en dessous.
Ce rôle n'était pas sans péril.
Robespierre, en attaquant le projet de Cambon, montra une extrême prudence; il ne parla pas, il écrivit.
Dans une Lettre à ses commettants, il allégua contre le projet des raisons purement politiques, rappelant que les anciens législateurs avaient ménagé les préjugés de leurs concitoyens, et, conseillant « d'attendre le moment où les bases sacrées de la moralité publique pourraient être remplacées par les lois, les mœurs et les lumières »
Il semblait, au reste, se fier peu à la foi du peuple, à son zèle pour l'ancien culte; il ne faisait pas difficulté d'avouer que: « ne plus payer ce culte ou le laisser périr, c'était à peu près la même chose »
Vers la fin de cette lettre, il jetait, comme en passant, une attaque très-directe, très-personnelle contre Cambon.
Si l'on veut des économies, disait-il, il y en aurait d'autres à faire.
« Ce seraient celles qui rendraient impossibles les déprédations du gouvernement...; celles qui ne laisseraient point à un seul l'administration presque arbitraire des domaines immenses de la nation, avec une dictature aussi ridicule que monstrueuse »
Le mot administration et le mot domaines étaient très-perfides; jamais Cambon n'avait voulu rien administrer, jamais il n'avait eu entre les mains le moindre domaine public, pas plus qu'il n'avait manié un seul denier de l’État.
Il surveillait, voilà tout.
Il était, si on peut le dire, censeur général des finances, l'œil impitoyable et sévère, toujours ouvert sur les comptables, fournisseurs, etc.
Ces mots, parfaitement inexacts, administration et domaines, étaient habilement combinés pour éveiller les imaginations. Rien que de vague, il est vrai, nulle accusation précise.
Mais le commentaire venait assez de lui-même; le public pouvait l'ajouter: « Robespierre ne dit pas tout; on voit qu'il ménage Cambon. N'importe, on devine sans peine qu'un homme qui administre toute la richesse publique ne doit pas s'y appauvrir.....»
Hypothèses d'autant plus naturelles que ce reproche d'administrer arbitrairement les domaines était précédé de bien près par le mot déprédations, à deux lignes de distance.
Tout cela n'est pas sans art.
Employer le fer et le feu pour renverser un grand chêne, c'est un procédé grossier, c'est faire du bruit, de l'éclat.
Celui qui saurait en passant lui mettre un ver à la racine aurait travaillé bien mieux.
ll pourrait suivre son chemin et vaquer à ses affaires. Le ver n'en irait pas moins, et tacitement, doucement, accomplirait à la longue l'œuvre de la destruction.
La lettre conseillait encore, si l'on voulait des économies: « de fixer des bornes sages à nos entreprises militaires » rentrant ainsi dans l'inintelligente politique que tant de fois Robespierre exposa aux Jacobins, et qui nous porterait à croire que ce grand tacticien des clubs n'eut point le génie révolutionnaire.
Contenir une telle Révolution dans des bornes prudentes et sages! ne pas comprendre que la garder, la tenir murée et close, c'était la chose impossible, la chose ridicule et la chose injuste !...
Elle appartenait au monde; personne ne pouvait se charger de la circonscrire.
Elle devait périr ou s'étendre indéfiniment. Idée puérile, en vérité, de dire à l'Etna: «Tu feras éruption, mais jusqu'à un certain point...»
C'est traiter ce mont terrible comme ces petits puits de feu, qui, dans la Chine, s'appliquent et se proportionnent aux usages domestiques, innocents petits volcans que la ménagère prudente emploie à chauffer la marmite. Robespierre, à son ordinaire, n'indiquait aux maux publics que des remèdes très-vagues.
Il fallait craindre l'intrigue, il fallait éviter les mesures mesquines, avoir des vues générales et profondes.
ll ne descendait nullement sur le terrain scabreux, difficile, des voies et moyens.
Il laissa ce soin à l'aventureux Saint-Just, qui, le 29 novembre, à l'occasion des troubles relatifs aux subsistances, attaqua le système même de Cambon, toute l'économie du temps, spécialement l'assignat.
La Convention prêta à ce discours une attention bienveillante.
Il la transportait dans un monde tout différent de celui dont elle était fatiguée, un monde fixe et sans mouvement, une économie politique, dont le premier point était que les fonds de terre ne bougeraient plus, ne pourraient plus être représentés, ne seraient plus des objets de commerce.
C'était le principe immobile de certaines législations antiques, adopté par nos philosophes, c'étaient Lycurgue et Mably.
Tout cela dit avec une remarquable autorité, une gravité peu commune, un style sentencieux, impérieux, d'allure brusque et forte, des effets à la Montesquieu.
De temps à autre, parmi les utopies, des choses de bon sens pratique, qui témoignaient que le jeune homme avait vécu à la campagne et avait bien vu.
Il s'inquiétait par exemple des défrichements immenses, de la diminution des bois, des pâturages et des troupeaux.
Mais sur la cause réelle de la cherté des subsistances, il se trompait en accusant l'assignat et la difficulté que faisait le paysan de recevoir du papier.
Ce papier était fort recevable alors et bien reçu en effet; il ne perdait pas beaucoup dans le commerce; et l'on pouvait le rendre sans perte à l'État, soit comme payement de l'impôt, soit en achetant des biens nationaux.
La cherté venait des obstacles que les communes mettaient à la circulation des grains, et de l'avarice des paysans, qui voulaient toujours attendre, croyaient, demain, après demain, vendre encore plus cher, avoir, comme ils disaient eux-mêmes, « tout un champ pour un sac de blé »
Quel remède économique proposait Saint-Just aux embarras de l'époque ?
Le vieux remède de Vauban, l'impôt en nature, en denrées.
Sans examiner tout ce que ce système a de difficultés pratiques, il suffit de faire remarquer la lenteur infinie qu'il mettrait dans l'action de l'État.
C'était, au moment de la crise la plus terrible, dans les besoins les plus urgents, lorsque nul métal, lorsque l'assignat lui-même en son vol, n'allait assez rapidement, c'était proposer l'inertie des sociétés barbares.
C'était, à l'homme qui court pour sauver sa maison en flammes et qui demande à Dieu des ailes, conseiller la paralysie.