" Le roy expira le 1er septembre à 8 heures 15 minutes du matin "Dimanche 1er septembre, à Versailles. Le Roi mourut le matin à huit heures et un quart, après quelques petits soupirs et deux hoquets Le Roi a rendu l'âme sans aucun effort, comme une chandelle qui s'éteint La nuit s'était passée sans aucune connoissance
Aussitôt qu'il a expiré, le duc d'Orléans est allée avec tous les princes du sang saluer le jeune Roi, et dès que cet enfant a entendu le traiter de Sire et de Majesté, il a fondu en larmes et en sanglots, sans qu'on lui eut dit que le Roi fût mort
Quand les princes du sang sont sortis, ce qui s'est trouvé là de seigneurs et de principaux courtisans sont entrés pêle-mêle, et M. le Duc d'Orléans, en les présentant, lui a dit:
"Voilà, Sire, les seigneurs et les principaux de votre cour", en sorte que la prétention de quelques ducs, tant agitée depuis que le Roi est malade, de marcher en corps et à la tête de la noblesse s'est évanouie, la noblesse leur ayant refusé d'aller avec eux sans que ce ne fût pêle-mêle et sans que les ducs eussent un rang distingué à leur tête
Le Chancelier est ensuite venu avec quelques conseillers d’État assurer le Roi de leur obéissance
Peu de temps après, le Duc du Maine, général des Suisses, en a présenté les chefs, ainsi de quelques autres
Le Premier Président du Parlement et les avocats généraux sont venus prendre l'ordre du duc d'Orléans pour l'ouverture du testament, etc.
(C'est ainsi que se termine le Mémoire de Dangeau, qui semble avoir voulu renvoyer, pour la suite des évènements, à son journal, dont ce mémoire n'est en effet qu'une longue parenthèse)
La nouvelle pour attendue qu'elle fût, produisait encore l'effet d'un coup de foudre sur cette cour qui, pendant près de cinquante années, avait eu constamment le regard fixé sur ce tout-puissant, qui avait réglé toutes ses pensées sur un signe de ses yeux, qui avait considéré comme un évènement la moindre de ses paroles et le plus insignifiant de ses gestes
Les plus avisés préparaient déjà leur manège et orientaient leur politique
Beaucoup flottaient encore et ne savaient quel maître leur donnerait, durant la minorité de louis XV, ce dernier papier qu'on avait vu, par la porte ouverte du cabinet, le roi écrire sur une petite table pendant que les princes et les grands officiers reconduisaient Notre Seigneur; ils ignoraient le contenu exact de ce codicille aux lettres serrées que le chancelier Voisin avait tiré d'une enveloppe non cachetée pour le montrer au duc d'Orléans
Ceux-là se contentaient d'interroger bruyamment et de courir raconter plus bruyamment encore ce qu'ils avaient appris à travers les salons, les antichambres, les escaliers
D'autres, se tenant à l'écart, allaient s'entretenir à voix basse dans le parc où le Neptune et les Tritons de bronze continuaient de verser leurs eaux écumantes dans le bassin de marbre troublé déjà par les premières feuilles tombées à l'automne
Ils regardaient la fenêtre close de cette chambre mortuaire où c'était un honneur insigne que d'entrer jadis à l'heure du petit lever, et dans cette matinée ils avaient la sensation vague que donnent certains couchers de soleil; ils sentaient que ce qui disparaissait derrière l'horizon ce n'était pas un homme, mais un siècle qui s'était résumé dans le roi absolu qui venait d'expirer
Pendant 23 jours de sa maladie, Louis XIV avait donné le plus grandiose spectacle qu'ait vu l'histoire
Le demi-dieu, qui jadis, au milieu des adulations unanimes, trônait sur un Olympe, s'était évanoui; il était resté un vieillard auguste, mais très simple, accomplissant jusqu'au bout sa fonction de roi, un aïeul se confessant devant un enfant des glorieuses erreurs de sa vie, un chrétien déjà détaché de la terre et se recueillant longuement avant d'aller rendre compte au souverain juge de ses résolutions, qui si souvent avaient pesé sur les destinées du monde
Ce malade de 77 ans rongé par la gangrène avait eu un héroïsme qui est plus rare que le courage des champs de batailles: il avait pendant trois semaines envisagé la mort en face, mettant ordre aux moindres affaires avec un calme incomparable, adressant ses adieux aux plus humbles de ses serviteurs, prenant congé affectueusement de tous ceux qui avaient été les amis de sa jeunesse, prolongeant sa volonté au delà même de cette vie sans se faire d'illusion sur le respect qu'on aurait pour ses derniers ordres, réglant avec une sérénité sans égale les préparatifs de ce grand voyage, où il n'avait plus à dresser de liste d'invitations comme pour Marly et pour Fontainebleau
Pas un regret chez cet homme qui avait tout possédé et qui allait tout perdre, pas une minute de trouble, pas une de ces paroles où se trahit la faiblesse du mourant qui se cramponne à l'existence prête à lui échapper comme Brienne nous en a révélé à la charge de Mazarin; pas une de ces phrases non plus où l'on sent l'orgueil humain qui se raidit et veut en imposer encore à cette humanité qu'il va quitter
Louis XIV, on peut le dire, est entré dans l’Éternité de ce pas majestueux et tranquille dont il traversait la galerie des Glaces devant tous les fronts inclinés
Louis XIV était mort comme il avait vécu, en public, et cependant les particularités de cette fin n'ont pas été pendant bien longtemps contées au long
Le seul récit circonstancié qui ait été connu tout d'abord sur les derniers jours du Roi fut inséré dans le supplément du "Mercure" du mois d'octobre 1715 par Lefebvre de Fontenay
Ce récit fut publié à part, la même année, sous ce titre:
"Journal historique de tout ce qui s'est passé depuis les premiers jours de la maladie de Louis XIV jusqu'au dernier jour de son service à Saint-Denis, avec la relation exacte de l'avènement de Louis XV à la couronne de France"
A Paris chez D. Jollet et J. Lamesle, au bout du Pont Saint-Michel, au Livre Royal
Le duc de Saint-Simon apprend la mort du Roi à son réveil Il va aussitôt faire sa révérence au nouveau souverain mais y est presque seul car le flot de courtisans est déjà venu faire sa révérence à celui-ci.
De-là, il va chez M. le duc d’Orléans où il y a foule.
Saint Simon, sur certains points, est très sobre de détails; quant au "Journal de Dangeau", il s'arrête au 28 août et ne reprend qu'à la date du 1er septembre
Les courtisans allèrent aussitôt après chez M. le duc d'Orléans, qui les présenta sans rang au nouveau roi, qui pleura fort en recevant les compliments.
M. le duc d'Orléans mit un genou à terre devant lui, et lui baisa la main.
Il y avoit eu depuis quelques jours des assemblées de plusieurs ducs, qui prétendoient que M. le duc d'Orléans les présentât au jeune roi tous en corps, et séparés du reste de la noblesse; M. le duc d'Orléans n'a pas trouvé leur prétention raisonnable.
On lui avoit représenté qu'il n'y avoit que trois corps dans l'État, le clergé, la noblesse et le tiers état; ces raisons-là parurent si bonnes à M. le duc d'Orléans qu'il ne balança pas un moment à condamner les ducs, et il les présenta avec les courtisans, disant au roi:
« Voilà la principale noblesse de votre royaume qui vient vous assurer de sa fidélité* »
M. le cardinal de Noailles arriva à Versailles à midi; il vint d'abord chez M. le duc d'Orléans, qui le présenta au roi; il a été si bien reçu qu'on ne doute pas que ses affaires ne prennent un bon chemin en France
*** L'éclat qui arriva sur les ducs, que les Mémoires ne font ici que pincer, mérite d'être rapporté pour la curiosité des causes et des suites, et d'en reprendre les choses de plus haut.Il exige encore de parler de deux hommes qui sont pleins de vie, quoiqu'on ait eu soin de l'éviter dans ces additions, où on a observé de ne bien faire connoître que les morts; aussi glisserons-nous sur les vivants dont il sera impossible de se taire, et on tâchera de ne les toucher qu'en ce qui sera indispensablement lié avec les choses qui méritent d'être rapportées, et qui sans cette légère connoissance demeureroient estropiées ou ne seroient pas entendues.
Avant donc de rapporter cet.éclat sur les ducs, il est nécessaire de dire un mot des ducs de Saint-Simon et de Noailles, de leur liaison et de leur rupture.
Tous deux de plus ont figuré pendant la régence, et le duc de Noailles, fait maréchal de France en 1734, commande l'année d'Italie en 1735
(C'est donc en 1735 que Saint-Simon a rédigé cette addition)Il faut se souvenir de ce qui se, trouve dans ces additions sur la situation personnelle du duc de Noailles à son dernier retour d'Espagne en 1711, perdu avec le roi et la reine d'Espagne et madame des Ursins, et plus perdu, s'il se pouvoit encore, auprès du roi, de M. le [Dauphin] et de madame la Dauphine, et de madame de Maintenon, sa tante et sa grande protectrice, pour avoir voulu donner une maîtresse au roi d'Espagne, et perdre, de concert avec le comte d'Aguilar, la reine d'Espagne et madame des Ursins de crédit par ce moyen. Il faut en même temps ne pas perdre de vue ce qu'on a vu plus d'une fois dans ces additions de l'adresse de la princesse des Ursins à persuader madame de Maintenon que son pouvoir n'étoit que le sien, et que celle-ci gouvernoit l'Espagne par l'autre, moyennant quoi madame de Maintenon ne se tenoit ni moins attaquée ni moins offensée que madame des Ursins même, ce qui fit ce comble de puissance de la dernière, par l'excès de domination et d'aveuglement de la première, qui la soutint avec fureur en tout et partout, jusqu'aux époques qui ont été rapportées de sa décadence. Madame des Ursins en étoit encore -éloignée en 1711, et madame de Maintenon, pleinement persuadée qu'elle régnoit en Espagne par madame des Ursins, étoit infiniment animée contre un neveu qui lui devoit tant, d'avoir osé concevoir le dessein de renverser cet empire, et attenté à travailler à s'en emparer lui-même. Il faut de plus ne pas oublier que de quelque détachement et de quelque piété que fût le duc de Beauvilliers, il n'étoit pas possible qu'il eût effacé de son esprit le péril que les Noailles avoient fait courir à ses places, lors de l'éclat de l'affaire de M. de Cambray; qu'il vjvoit en conséquence avec eux autant que la conscience le lui pouvoit permettre, et eux avec lui comme avec un homme qu'ils n'avoient pu renverser, et qui n'ignoroit pas que ses places étoient destinées au maréchal de Noailles, lequel n'avoit pu pardonner à son frère de les avoir sauvées du duc de Beauvilliers, et que malgré un si généreux et important service, ce qui s'étoit passé dans l'affaire de l'archevêque de Cambray, de la part du cardinal de Noailles, étoit demeuré obstacle invincible à plus qu'une très-simple bienséance entre le duc de Beauvilliers et ce cardinal, dont la décadence commençoit à pointer, tandis que le [duc de] Beauvilliers et son pupille, qui n'étoient qu'un, reprenoient un crédit qui fut incontinent porté au plus haut point par la mort de Monseigneur. Telle étoit donc la très-triste situation du duc de Noailles à son dernier retour d'Espagne.
Dans cet état il ne cessa de jeter les yeux de tous côtés pour chercher à se raccrocher. "Voisin et madame de Maintenon n'étoient qu'un, M. du Maine encore davantage; nul moyen de ces côtés-là.
Pontchartrain le connoissoit, et de plus n'étoit à aucune portée, et son fils, haï de tout le monde, encore moins. Le comte de Toulouse n'entroit dans rien, et Desmaretz en assez peu de chose; faute de mieux, il s'attacha à lui, pour tenir au moins à quelque ministre, à qui les finances donnoient un grand accès auprès du roi et de madame de Maintenon, mais qui timide et d'ailleurs plein d'humeur ne pouvoit bien répondre à ses désirs.
D'Antin lui fut plus d'usage; mais il ne fut jamais que souffert par madame de Maintenon, et il étoit courtisan trop avisé pour se faire un démérite auprès d'elle, en hasardant trop auprès du roi pour le duc de Noailles.
Dans cet embarras, il s'avisa de rechercher le duc de Saint-Simon, quoique jusque alors sans aucun commerce avec lui, et ce fut son salut puis sa grandeur, que cette recherche.
Le duc de Saint-Simon passoit à la cour une vie extérieurement oisive, effectivement très-occupée.
Il étoit, dès son entrée dans le monde, dans la liaison la plus intime avec le duc de Beauvilliers, dont il avoit passionnément désiré d'épouser une fille.
Il la lui avoit demandée lui-même, sans autre dot ni condition que celle qu'il prescriroit lui-même.
L'aînée voulut être religieuse, la seconde étoit défigurée , les autres étoient trop jeunes.
Il voulut attendre l'âge; enfin tout se traita de telle sorte entre eux, que M. de Beauvilliers ne l'oublia jamais, qu'il le regarda et le traita toujours comme son gendre, et que trouvant en lui des qualités qui réparoient la disproportion entière des âges et des postes, il prit peu à peu confiance en lui, et telle enfin que, jusqu'à sa mort, ils s'ouvroient réciproquement, sur tout, leur cœur et leur âme, et le duc de Chevreuse par une conséquence nécessaire.
Saint-Simon s'étoit fait plusieurs amis véritables des principaux personnages de la cour en hommes et en femmes; la sienne, fille du maréchal de Lorges, avec laquelle il vivoit dans la plus tendre et la plus entière confiance, étoit celle de la cour qui étoit la plus respectée pour sa vertu, la plus généralement aimée pour sa douceur, sa droiture et la singulière bonté de son esprit, la moins crainte par la sagesse de son caractère, et par un esprit moins brillant que juste et sensé, et par sa conduite unie. Elle attira de son côté beaucoup d'amis et de considération à son mari, et lui fut infiniment utile par ses conseils; on l'a vue dans ces mémoires et dans ces additions , mise malgré elle et malgré son mari auprès de madame la duchesse de Berry, où elle acheva de se faire admirer, et d'où madame la Dauphine la destinoit à la mettre auprès d'elle, dès auparavant même, quand la duchesse du Lude viendroit à manquer.
Le duc de Noailles comprit qu'en gagnant le duc de Saint-Simon, c'étoit la route de se rapprocher du duc de Beauvilliers, et par lui du Dauphin, et de l'un à l'autre de se remettre en selle au moins pour le règne futur; c'est ce qui, à faute de mieux, le détermina.
Il y trouva encore un autre avantage, et cet avantage léger alors devint le principal à force de malheurs.
Il avoit donné à M. le duc d'Orléans ce Renaut qui fut arrêté en Espagne avec Flotte; Renaut avoit commis des imprudences étranges, qui toutes avoient porté à plomb sur M. le duc d'Orléans.
Il en avoit été outré, et cela avoit brouillé le duc de Noailles avec lui.
Quoique ce prince fût alors dans une situation fâcheuse, celle du duc de Noailles avec lui importunoit fort ce dernier, qui n'avoit besoin d'être mal avec personne, qui craignoit et qui ménageoit tout, encore plus un prince de ce rang.
M. de Saint-Simon, qui étoit de même âge que lui, avoit passé son enfance à aller jouer avec lui; l'amitié s'étoit mise entre eux avec l'âge.
Le tourbillon de la jeunesse du prince ralentit le duc de lui faire sa cour; cette interruption dura plusieurs années. Vint un voyage de Saint-CIoud où ils voulurent avoir des dames un peu trayées, quoiqu'avec un reste de celles de la cour de feu Monsieur, impossibles à éviter; la duchesse de Saint-Simon en fut conviée et pressée; elle y alla de la Ferté, où son mari demeura cependant. On se plaignit à elle de son absence.
Madame de Fontaine-Martel, belle-sœur du feu M. d'Arsy, qui avoit été gouverneur du duc d'Orléans, et qui étoit des amies de M. de Saint-Simon, demanda à M. le duc d'Orléans pourquoi il ne le voyoit plus; le prince répondit avec toutes sortes d'amitié.
Au retour à Versailles le commerce se renoua; l'ancienne amitié se retrouva tout entière; elle ne fit que s'augmenter depuis; la confiance fut pareille.
Le prince y trouva des ressources; il s'accommoda d'un homme qui lui parloit franchement et qui n'entroit dans aucune de ses parties ni de ses plaisirs.
Il en reçut un service décisif dans son affaire d'Espagne, qui fit un si grand bruit, et qui éloigna tout le monde de lui, au point que M. de Saint-Simon y demeura seul de toute la cour, et eut le bonheur de n'y laisser rien du sien, pas même le plus léger soupçon.
Ce fut lui qui le sépara de madame d'Argenton, sur le point que le roi alloit éclater, lui encore qui les raccommoda, madame la duchesse d'Orléans et lui, desquels il devint le lien, quoique auparavant M. de Saint-Simon ne la vit jamais. Par cette conduite M. le duc d'Orléans se raccommoda avec le roi et se remit un peu avec le monde, toutefois fort retenu par la considération de Monseigneur et par celle de madame de Maintenon, qui le haïssoient ouvertement.
L'étonnant mariage de madame la duchesse de Berry fut encore principalement l'ouvrage de M. de Saint-Simon, par tout ce qu'il sut mettre en œuvre et ce qu'il y fit du sien, et Monseigneur ne lui pardonna jamais.
Cette liaison si intime et si fortement cimentée fut encore un grand appât au duc de Noailles pour rechercher M. de Saint-Simon, et par lui se rapprocher de M. le duc d'Orléans, dans la situation très-déplaisante où il se trouvoit avec lui. M. de Saint-Simon en fut donc recherché avec tout l'art et les grâces rehaussées du voile d'une apparente simplicité, et il fut la dupe de tout ce qui lui fut présenté d'esprit, de raisonnement, de droiture, de désir du bien, de conformité de goût. Noailles rapprocha deux amis intimes de celui qu'il vouloit gagner; les liaisons crûrent, se serrèrent; l'amitié, puis la confiance en naquirent de la part de l'assiégé, dont le prix fut celui que Noailles s'étoit proposé à l'égard du duc de Beauvilliers et du duc de Chevreuse, et avec plus de peine encore à l'égard du duc d'Orléans.
La mort du Dauphin, puis du duc de Berry, fit redoubler de jambes à Noailles auprès de Saint-Simon; ces malheurs en avoient creusé de nouveaux, et des plus cruels, au duc d'Orléans, déserté par tout le monde jusqu'à la dernière indécence. M. de Saint-Simon fut le seul qui ne l'abandonna point, et qui y courut de grands risques, qui ne furent pas capables de le ralentir un moment de voir ce prince publiquement presque tous les jours , et de se promener seul avec lui et très-souvent à Marly, sous les yeux du roi et de toute la cour.
Il en fut souvent averti par le duc de Beauvilliers et par d'autres.
On avoit commencé à pénétrer quelque chose de la conûance intime du Dauphin pour lui, mais conduite avec les plus grandes précautions pour la dérober au roi surtout et au monde; sa douleur d'une si sensible perte avoit éclaté. Sa franchise étoit bien connue; sa persévérance unique à vivre, comme il faisoit, avec le duc d'Orléans ne cadroit pas avec ce que ses ennemis vouloient faire croire de ce prince.
Ils avoient toujours pu beaucoup, et ils commençoient à tout pouvoir; ils frémissoient d'une fermeté qui les contredisoit par elle-même.
L'intrigue qui avoit fait le mariage de la duchesse de Berry ne leur étoit plus inconnue, sinon en tout, du moins en partie qui avoit percé avec le temps.
D'autres raisons leur faisoient passionnément désirer de séparer le duc d'Orléans du seul ami qui lui restât; sa conduite en cette longue et périlleuse détresse de M. le duc d'Orléans fut le dernier sceau de son amitié et de sa confiance pour lui, et la matière des réflexions de bien des gens qui, malgré la situation du duc d'Orléans , sentoient le poids de sa naissance, ce qui l'attendoit après le roi vieux et sur le déclin, ce que le prince devoit de retour à M. de Saint-Simon, et tout l'usage qu'il pouvoit tirer et faire de cet ami, sur qui le monde dès longtemps attentif rétoit devenu beaucoup davantage. M. de Noailles n'oublia donc rien pour se mettre le plus avant qu'il put dans son intimité et dans sa confiance, et il avoit tout ce qu'il falloit pour y réussir.
Ses premiers succès élevèrent ses espérances; M. de Saint-Simon l'avoit raccommodé avec les ducs de Cbevreuse et de Beauvilliers, et par eux avec le Dauphin.
Il l'avoit encore tout à fait remis avec M. le duc et madame la duchesse d'Orléans.
Ce prince n'avoit plus rien entre lui et le timon nécessaire de l'État, que le roi, qui menaçoit de ne pas durer longtemps, et un Dauphin dans la première enfance.
Noailles se doutoit bien que M. le duc d'Orléans n'étoit pas sans penser au futur, M. de Saint-Simon encore moins; qu'il étoit le seul avec qui le prince pût s'en ouvrir et se conseiller.
Il auroit bien désiré d'y être admis en tiers pour quelque chose, quoique très-mesuré à voir M. le duc d'Orléans, pour ne donner, disoit-il, aucun ombrage, mais en effet pour éviter tout inconvénient, et ne laisser pas d'aller à son but.
L'affaire de son onde le cardinal, qui s'aigrissoit tous les jours, lui fut utile pour l'unir de plus en plus avec M. de Saint-Simon; celui-ci l'avoit vue naître et croître.
Le P. Tellier, qui sans le eonnoître lui avoit voulu être présenté en arrivant à la cour, et qui le ménageoit fort à cause des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et surtout du Dauphin, lui avoit parlé de cette affaire dès les commencements; il l'en entretenoit sans cesse depuis la mort du Dauphin, par rapport à la situation où il le sentoit.
Ils en avoient eu souvent des disputes fort vives et même fort dangereuses, sans que ce rusé jésuite se déprît de ces continuels entretiens, quoiqu'il n'y pût rien gagner. Plus Saint-Simon avoit vu de près le fond et la conduite de cette affaire, plus il le détestoit.
Outre la facilité que cette manière de penser présentoit à Noailles de s'unir de plus en plus avec lui, il comptoit encore s'en faire un moyen pour relever son oncle et pour s'élever et s'accréditer par lui.
Le duc de Saint-Simon n'avoit été en aucune mesure avec le cardinal de Noailles jusqu'à sa disgrâce; il y avoit même eu des choses qui l'avoient sourdement aliéné de lui.
L'indignation qu'il conçut de tout ce qu'il voyoit si clairement et si fort de la première main l'engagea à l'aller voir après la défense signifiée au cardinal de se présenter devant le roi, et de l'avertir de plusieurs pièges.
Ce fut lui encore qui proposa au duc de Beauvilliers et au Dauphin, quand l'affaire lui eut été envoyée par le roi, d'y mettre Bezons, archevêque de Bordeaux, pour lui en rendre compte, et l'archevêque instruisoit journellement Saint-Simon de tout.
Enfin, la dernière fois que ce duc travailla avec le Dauphin, comme cela arrivoit assez souvent et toujours longuement, mais fort secrètement tête à tête, il lui ordonna de s'instruire à fond tant de cette matière que de celles des libertés de l'Église gallicane, parce qu'il vouloit les examiner avec lui; qu'il lui en rendît compte, etfinir avec lui l'affaire du cardinal de Noailles, dont il lui fit l'éloge, et ajouta qu'on ne lui persuaderoit jamais qu'il fût janséniste, ni rien contre sa doctrine et la droiture de ses intentions; mais ce prince, dont la France n'étoit pas digne, mourut quinze jours au plus après.
Depuis ce malheur, le duc de Saint-Simon ne laissa pas de continuer à être toujours fort au fait de cette affaire, et demeura en liaison avec le cardinal de Noailles, dont son habile neveu sut tirer pour la sienne tout le parti qu'il en put.
Un autre lien les unit encore.
On se souvient de l'affaire du bonnet, mise en avant par M. du Maine de manière à ne pouvoir reculer.
Il est temps de la reprendre assez pour expliquer l'éclat arrivé sur les ducs, qui a donné lieu, pour le bien entendre, à ce qui vient d'être raconté des ducs de Saint-Simon et de Noailles.
On a vu le commencement de la perfidie qu'on avoit bien soupçonnée, mais dont il n'y avoit pas eu moyen de se défendre, et les plaintes également amères et sans fondement que le premier président fit du mémoire si court, si sage et si simple, et à lui communiqué six jours durant et par lui renvoyé à d'Antin sans y avoir trouvé rien à reprendre, présenté au roi par d'Antin, avec l'approbation de M. du Maine, loué par le roi et communiqué par S. M. au premier président ensuite, pour répondre et agir après.
Ce magistrat fit des assemblées chez lui; le roi voulut que des ducs s'y trouvassent, et la dissimulation fut portée jusqu'à ce point que le roi, si jaloux de la dignité de son moindre service, voulut que les ducs d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre en année, et de la Rochefoucauld , grand maître de la garde-robe, s'y trouvassent, quoique le hasard fit qu'il n'y eut point ce jour-là d'autres premiers gentilshommes de la chambre pour servir à la place de M. d'Aumont; que M. de Bouillon, grand chambellan, ne fut point non plus à Marly, et que M. de la Rochefoucauld, absent pour même cause, n'y put suppléer.
Ils le représentèrent au roi: qu'il seroit réduit à être servi, même à son petit couvert, par Souvré, maître de la garde-robe en année, que personne à la cour ne se souvenoit que cela fût jamais arrivé; le roi tint bon, et cela arriva trois fois presque de suite.
Ces conférences n'aboutirent à rien; ce n'étoit pas aussi leur destination. Faute de raisons, le premier président substitua des procédés, M. du Maine des désespoirs et des excuses.
L'éclat suivit contre le premier président; les ducs convinrent de vivre désormais avec lui en ennemis déclarés, et se soutinrent longtemps de la sorte.
Mesmes fut outré; il se plaignit au roi. On a vu dans les mémoires ce qu'appuyé secrètement de M. du Maine il attira au duc de Tresmes; mais d'ailleurs le roi ne se voulut mêler de rien.
Enfin poussé à bout, il s'en prit à M. du Maine, qui ayant son compte d'avoir brouillé hautement les pairs avec le parlement laissoit le premier président seul exposé à leur ressentiment; M. du Maine, qui n'avoit garde de sebrouiller avec lui, fut bien en peine parce qu'il espéroit toujours le présenter aux ducs et se cacher derrière lui; [il] chercha donc quelque voie de sortir de l'embarras où il commençoit à se trouver lui-même.
L'expédient qu'il prit fit voir avec une étrange évidence, et le degré de sa puissance sur le roi, et l'excès de ses inquiétudes sur le succès de tout ce qu'il en avoit obtenu: il proposa aux mêmes ducs à qui il s'étoit adressé d'abord pour le bonnet, une conférence à Sceaux avec madame du Maine, dans laquelle il espéroit qu'on pourroit trouver de bons expédients.
Ils s'en défendirent tant qu'ils purent ; mais à force d'empressement la même raison qui les avoit forcés d'entrer avec lui dans l'affaire du bonnet les força enfin d'accepter un rendez-vous dont ils voyoient assez qu'il n'y avoit rien à attendre, qu'un prétexte à faire casser la corde sur eux; ce fut donc à qui n'iroit point.
Enfin, M. de la Force, à qui tout étoit bon pourvu qu'il se mêlât de quelque chose, et M. d'Aumont, qui tôt après ne se cacha plus guère d'avoir été un pigeon privé, se chargèrent de la commission, et bien valut aux autres de ne l'y avoir pas laissé aller seul, comme il le vouloit.
Madame du Maine les reçut à Sceaux avec des politesses et des empressements non pareils, et, un moment après leur arrivée, les mena dans son cabinet, où elle fut en tiers avec eux.
Là, après tous les jargons de préface, elle leur dit nettement que puisque c'étoit M. du Maine qui les avoit engagés dans cette affaire, qu'il s'étoit fait fort d'y réussir, qu'ils la regardoient comme si principale sur tous depuis qu'elle avoit été embarquée et qu'elle sembloit avoir mal basté, il étoit raisonnable que M. du Maine mît le tout pour le tout pour les en bien sortir; mais qu'aussi étoil-il juste qu'il fût assuré d'eux; qu'il n'obligeroit pas des ingrats, et qu'ils entrassent avec lui dans des engagements sur lesquels il pût compter.
A ce début ces messieurs se regardèrent et parurent fort surpris d'une proposition qu'ils entendoient pour la première fois de leur vie; et si elle fut moins nouvelle au duc d'Aumont qu'à l'autre, au moins joua-t-il bien d'abord.
Madame du Maine les cajola l'un après l'autre, puis les ducs en général, et leur dit qu'ils ne devoient point s'étonner de ce qu'elle leur proposoit; qu'il étoit de leur intérêt d'emporter ce qui étoit entamé, qu'il étoit de celui de M. du Maine de s'assurer de tant de grands seigneurs, qui n'avoient pas vu sans peine ses diverses élévations; qu'il en étoit bien informé, il y avoit longtemps; qu'il ne lassoit pas de désirer leur amitié, et qu'ils le voyoient bien par les démarches qu'il avoit faites sur cette affaire, mais qu'il entendoit aussi que le succès les lui concilieroit de manière à éteindre en eux leurs anciens déplaisirs à son égard et à former un attachement dont il se pût assurer, et que c'étoit sur quoi elle les prioit de lui répondre.
Là-dessus, force compliments, force verbiages, dont elle leur déclara qu'elle ne se satisfaisoit point.
Eux, de leur part, répondirent qu'ils ne savoient rien dire que les sentiments qu'ils lui exposoient, puisque ne s'agissant de rien de précis, ils n'avoient aussi rien à refuser ni à accepter.
Là-dessus, madame du Maine, voyant qu'elle ne pouvoit les faire avancer, et que la Force comme l'ancien, et dont la mission étoit de se défier de l'autre, prenoit toujours la parole et ne la lui laissoit jamais, prit son parti de parler la première.
Elle leur dit donc qu'après toutes les grâces dont le roi venoit de combler M. du Maine, et en particulier celle de l'habilité à succéder à la couronne, il n'avoit plus rien à en désirer; mais qu'en même temps il n'étoit pas assez peu considéré pour ne pas voir que cette disposition et d'autres qui avoient précédé celle-là pouvoient n'en pas être disputées après le roi, qui les a voit bien solidement munies de tout ce qui les pouvoit bien assurer, mais donner occasion d'aboyer et de crier, d'exciter des princes du sang jeunes et sans expérience, quoique si liés à eux par des alliances si proches et si redoublées, donner envie aux pairs de se joindre à eux contre M. du Maine, enfin de les tracasser; que M. du Maine vouloit éviter ces inconvénients, et jouir paisiblement de tout ce qui lui avoit été accordé, et que c'étoit à eux à voir s'ils vouloient s'engager avec lui sur ce pied-là d'une manière non équivoque. M. d'Aumont saisissant la parole, M. de la Force la lui prit, en l'interrompant sur ce qu'il enfiloit plus que des compliments, et après en avoir fait quelques-uns, il se mit à vanter la solidité de ce que M. du Maine avoit obtenu, et la solennité des formes qui y avoient été gardées, et conclut que c'étoit là une terreur panique sur des choses que personne n'avoit aucun moyen d'attaquer.
Madame du Maine répliqua que s'ils n'en avoient point de moyens, il n'en falloit pas conserver la volonté; que cela ne se prouvoit point par des propos, mais par des choses, et que c'étoit à eux à voir quelles étoient ces choses dans lesquelles ils se voudroient engager. M. de la Force, de plus en plus surpris de tout ce qu'il entendoit, et qui voyoit déjà où elle en vouloit venir, se défendit sur ce qu'il n'imaginoit rien au delà de ce qu'il lui venoit dédire; qu'il y ajouteroit de plus toutes lés protestations qu'elle estimeroit l'assurer de leurs intentions; qu'elle avoit vu que pas un d'eux n'avoit opposé quoi que ce fût à toutes les volontés du roi à l'égard de M. du Maine, et revint encore à leur solidité.
Madame du Maine, forcée enfin d'articuler, leur déclara que si c'étoit sincèrement qu'ils parloient tant pour eux que pour les autres, il ne leur coûteroit rien de lui donner une assurance par écrit de soutenir, après le roi, ce qu'il avoit réglé de son vivant en faveur de ses fils naturels et de leur postérité, tant pour' leurs rangs, honneurs, etc., que pour leur succession à la couronne. M. de la Force, qui l'avoit prévu dès le commencement de cette forte conversation, la supplia de considérer ce qu'elle leur proposoit; de faire réflexion si des sujets, quels qu'ils fussent, pouvoient sans crime s'arroger l'autorité et le droit de confirmer les dispositions du roi vivant et réguant; enfin, de jeter les yeux sut la juste jalousie du roi sur son autorité, et sur les folles calomnies que le premier président avoit osé leur imputer à ce même égard d'autorité et au roi même, et qu'ils ne pouvoient ignorer, puisque le roi les avoit rendues au duc d'Antin, lequel lui en avoit démontré la noirceur et la folie.
Madame du Maine eut à peine la patience d'entendre cette courte réponse.
La Force continuoit pour l'étendre; elle l'interrompit avec un feu qu'elle ne put plus contenir, et lui dit qu'elle s'en étoit toujours bien doutée, que les ducs ne cherchoient que des échappatoires; mais que pour celle-là elle les tenoit, et qu'elle leur répondoit que le roi non-seulement ne seroit point offensé de l'écrit qu'elle leur demandoit, mais qu'il leur en sauroit même fort bon gré, et que M. du Maine s'en feroit fort.
Dans l'étourdissement où la réflexion à la chose, quoique prévue, et la vivacité de la réplique, mirent la Force, Aumont empauma prestement la voie, et se tournant à la Force: « Monsieur, lui dit-il, comme ne trouvant plus de difficulté, si M. du Maine se fait fort, comme Madame l'assure, que risquons-nous ? et au contraire cette assurance de notre part n'est qu'honorable »
La Force retint l'indignation dont cette apostrophe le saisit, et avec un souris modeste: « Mais qui nous assurera, Monsieur, répondit-il à Aumont, que ce que le roi approuvera aujourd'hui par considération pour M. du Maine, ne lui sera pas empoisonné demain contre nous sur son autorité, où nous aurons attenté parla concurrence de la nôtre, et contre M. du Maine, qui, non content de toute celle de la Majesté royale, aura en sus montré qu'il comptoit ce concours de notre part nécessaire, et qui y aura eu recours? Qui nous assurera que le premier président, dans la rage qu'il témoigne, que le parlement dans l'aliénation où il l'a mis de nous, n'aura pas encore plus de jalousie que le roi même de nous voir confirmer ce que cette compagnie a solennellement enregistré, et que dans le temps que messieurs du parlement n'épargnent rien pour nous réduire au simple état de membres de leur corps, comme eux-mêmes et sans rien qui nous en distingue, ils ne feront pas tous leurs efforts pour traiter d'attentat cette autorité arrogée par-dessus et en confirmation de la leur ? Madame, ajouta-t-il tout de suite, cela est trop délicat, et il n'est aucun de nous qui en osât tenter le hasard »
Madame du Maine rageoit, et le montroit bien à son visage; mais ce coup étoit tellement de partie, soit pour s'assurer une bonne fois des dacs, comme elle le témoignoit, soit pour les perdre sans ressource avec le roi, avec les princes du sang, sans lesquels cela se passoit, avec le parlement, avec le public par un écrit des ducs qui auroit disposé, autant qu'il étoit en eux, du droit de succéder à la couronne, de leur seule et propre autorité, sans raison, sans occasion, sans nécessité autre que ce désir, et cette convention si réelle de leur part, si frivole, et sur chose si frivole aussi par la mauvaise foi de M. du Maine en comparaison de l'autre, qu'elle se contint avec effort pour répliquer et dupliquer, et l'emporter à force d'esprit et d'autorité sur la Force, à qui seule elle avoit affaire, le pied ayant déjà glissé à Aumont, qui, se voulant mêler une fois ou deux dans la dispute, fut toujours repoussé par l'autre, qui lui mettant la main sur le bras ne s'interrompoit point et lui étouffa toujours la parole.
Finalement, madame du Maine, se voyant à bout, céda à sa colère; elle dit à ces messieurs, qu'elle voyoit bien qu'eux et leurs confrères ne se pouvoient regagner; qu'ils mettaient un vain respect pour le roi, duquel elle leur répondoit, une vaine crainte d'ailleurs, une vaine modestie sur eux-mêmes, et surtout beaucoup d'esprit et de compliments à la place des réalités nécessaires; qu'ils vouloient avoir leur fait et se réserver entiers pour ce qui leur conviendroit dans l'avenir; que c'étoit à M. du Maine et à elle à savoir s'en garantir, et qu'elle vouloit bien leur dire, pour qu'ils n'en pussent douter, que quand on avoit une fois acquis l'habilité à succéder à la couronne, il falloit, plus tôt que de se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume.
Aussi tint-elle parole en tant qu'elle le put.
Ce furent là ses dernières paroles, après lesquelles elle se leva brusquement, sans toutefois qu'il lui fût rien échappé ni contre eux ni contre les ducs en général.
Ils se séparèrent avec beaucoup de compliments, forcés d'une part, et de respects, qui ne le parurent guère moins de l'autre , la Force ayant toujours l'œil sur son compagnon, qui n'osa rien dire en particulier, ni suivre la duchesse du Maine.
Ils partirent de Sceaux, et vinrent rendre compte du succès de leur voyage.
Il n'avoit guère plu à M. du Maine plus qu'à eux , qui, de l'état où il les avoit mis, s'étoit flatté de tirer ce bel écrit d'assurance.
Cette conclusion, qui de sa part achevoit en plein de,montrer la corde, sans débarrasser le premier président, lui fit avoir recours à une autre ruse, qui en cassant cette corde sur les ducs ne fit que découvrir avec la plus entière évidence ce qu'ils avoient soupçonné de lui dès le commencement.
M.-du Maine, huit ou dix jours après, amena madame la Princesse sur la scène, qui de sa vie ne s'étoit mêlée de rien , et qui étoit une bonne happelourde (1), et parfaitement connue pour ce qu'elle étoit;
(1) Happelourde, faux diamant ou autre pierre précieuse contrefaite ou qui n'est pas arrivée à sa perfection. Ce mot est composé de Happer, qui signifie prendre, et de Lourd, qui veut dire un lourdaud, un sot, parce que ces sortes de faux diamants prennent, trompent les sots. — Happelourde se dit figurément, et en riant, des hommes et des chevaux, et de quelques autres choses qui ont du brillant, de l'éclat, qui paraissent valoir beaucoup, et qui étant bien examinées ne valent rien.
Il ne faut pas prendre son gendre feignit que jusque-là elle n'avoit pas ouï parler de cette affaire, quoique dès son entrée il eût répondu d'elle nommément et répondu comme d'une bonne bête, à qui il n'avoit qu'à dire un mot. M. le duc d'Orléans, madame la Duchesse, tous les princes du sang, avoient consenti depuis plus de huit mois; cette affaire faisoit le plus grand bruit; comment donc donner dans cette bourde de madame la Princesse ?
Quoi qu'il en fût, faute d'autre issue, M. du Maine dit qu'elle lui avoit bien lavé la tête d'avoir mis le bonnet en avant; que M. le Prince lui en avoit toujours parlé comme de la plus chère distinction des princes du sang sur les pairs; qu'elle avoit trop de respect pour sa mémoire, pour ses sentiments, pour ses volontés, pour l'intégrité du rang des princes du sang, pour ne se pas opposer à ce que les pairs demandoient, et pour ne pas supplier le roi de toutes ses forces de n'y rien innover.
Là-dessus, le roi dit à d'Antin qu'il étoit fâché de cette fantaisie qui avoit pris à madame la Princesse; mais qu'il ne pouvoit passer par-dessus, ni la persuader, et qu'il ne vouloit plus ouïr parler du bonnet.
D'Antin, qui vit bien que c'étoit une chose préparée, ne laissa pas de répondre de son mieux; mais le roi étoit convenu avec M. du Maine d'en sortir de cette façon, et rien ne le put ébranler.
D'Antin le dit à ceux des ducs par qui cette affaire avoit d'abord passé.
On a vu que MM. de Saint-Simon et de Noailles en étoient, le premier comme ayant été mandé avec quelques autres chez le maréchal d'Harcourt, dès la première ,fois qu'il en fut question.
Il faut achever tout de suite un épisode, dont il y aura lieu de se souvenir dans le cours de la régence.
Quoique les ducs se fussent attendus tout d'abord à tout, et que les suites les y eussent de plus en plus confirmés, il ne doit pas paroître étrange qu'aigris de ces mêmes suites, ils le fussent encore plus de cette fin qui les rendoit malgré eux le jouet des artifices de M. du Maine, qui faisoit triompher le parlement d'eux, et les brouilloit à l'excès, ce qui étoit son but.
Il ne s'étoit pas tenu de dire avec son facétieux ordinaire, que tout ce qu'il étoit et avoit étoit bel et bon; mais qu'il n'en étoit pas moins comme un pou entre deux ongles, pressé par les princes du sang et par les pairs également, et qu'il ne savoit pas comme il se tireroit d'affaire; ce fut donc ainsi qu'il en sortit d'un côté.
D'Antin avoit rendu compte aux ducs, comme on vient de dire, du discours définitif qui s'étoit tenu entre le roi et lui; c'étoit à Versailles, un samedi au soir.
Le lendemain matin le duc de Saint-Simon, à qui sur les fins M. du Maine avoit parlé de cette affaire avec les plus fortes démonstrations de son désir et de sa bonne les hommes à la mine, il y a bien des happelourdes.
En ce sens il se dit parce que les gens stupides et peu éclairés sont sujets à se laisser prendre et tromper par une belle et fausse apparence.
( Dictionnaire de Trévoux )
foi, envoya attendre son retour de la grande messe; car grandes messes, vêpres, complies et salut, jamais, où que ce fût, il n'y manquoit dès sa jeunesse, fêtes et dimanches, et sermon quand il y en avoit. M. de Saint-Simon alla chez lui, et le trouva seul dans son cabinet, l'air ouvert, qui le reçut de la manière du monde la plus aisée et la plus polie.
Saint-Simon n'ouvrit la bouche que lorsqu'il fut dans son fauteuil et M. du Maine dans le sien.
Alors d'un air sérieux il lui dit ce qu'il avoit appris; M. du Maine blâma madame la Princesse, tomba sur elle, s'excusa, s'affligea. M. de Saint-Simon lui dit un mot du premier président que M. du Maine voulut aussi excuser, et dire même qu'il ne falloit point désespérer de l'affaire ni la regarder comme finie, que pour lui il ne cesseroit d'y travailler et ne seroit jamais content qu'il n'en fût venu à bout.
Alors M. de Saint-Simon tomba sur le premier président, lui dit toutes ses calomnies au roi sur les ducs, qui les savoient du roi, même par d'Antin, qui avoit eu la permission de les leur dire, et eux de ne s'en pas taire. M. de Saint-Simon ne comptoit pas d'apprendre rien à M. du Maine, mais bien qu'il n'ignoroit rien; puis, le regardant entre deux yeux: « C'est vous, Monsieur, lui dit-il, qui nous avez engagé malgré nous dans cette affaire; c'est vous qui nous avez répondu du roi et du premier président et par lui du parlement; c'est vous qui nous avez répondu de madame la Princesse; c'est vous qui la faites intervenir maintenant après avoir fait jouer au premier président un si indigne personnage; enfin, Monsieur, c'est vous qui nous avez manqué de parole, qui nous rendez le jouet du parlement et la risée du monde »
M. du Maine devint pâle et interdit, lui toujours si vermeil et si désinvolte, et voulut s'excuser en balbutiant et témoigner sa considération pour les pairs, et en particulier pour celui qui parloit et qui l'écoutoit toujours en le regardant fixement; enfin il l'interrompit: « Monsieur, lui dit-il fièrement, vous pouvez tout et vous nous le montrez bien et à toute la France. Jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez obtenu; mais, en haussant la voix et le regardant jusque dans le fond de l'âme, il vient quelquefois des temps, ajouta-t-il, où quelque grand qu'on soit, on se repent trop tard d'en avoir abusé et d'avoir joué et trompé de sang-froid tous les principaux seigneurs du royaume en rang et en établissements, qui ne l'oublieront jamais »
Et brusquement se lève et tourne pour s'en aller. M. du Maine, éperdu de surprise et peut-être de dépit, le suit et l'accompagne, balbutiant encore des excuses et des compliments; à la porte M. de Saint-Simon se retourne, et d'un air d'indignation: « Oh f Monsieur, me conduire après ce qui s'est passé, c'est ajouter la dérision à l'insulte, » passe la porte tout de suite et s'en va, et le conte l'après-dînée aux autres ducs.
Le roi n'en fit pas le moindre semblant en quoi que ce pût être, àpersonne, ni au duc ni à la duchesse de Saint-Simon, soit qu'il ignorât «ette conversation, soit qu'il la voulût ignorer; il vécut encore plusieurs mois sans que M. de Saint-Simon vît M. du Maine, ni qu'il le saluât jamais qu'à demi lorsqu'il le rencontrait, quoique l'autre affectât en le saluant une politesse plus que marquée.
Il ne parla jamais de cette conversation, ni ne se plaignit du duc de Saint-Simon.
Tel fut la fin de cette affaire du bonnet, dont on verra pourtant des suites, et telle la situation particulière du duc de Saint-Simon avec M. du Maine, qu'il falloit expliquer une fois.
Revenons à celle du même avec le duc de Noailles.
Ce dernier, de plus en plus lié avec Pesmaretz, et avec Bercy, son gendre, qui avoit toute la confiance de son beau-père pour les finances, tâchoit de s'en instruire sous eux. Le népotisme avoit apprivoisé l'humeur farouche de ces deux hommes, qui croyoient se faire un grand appui d'un seigneur si établi, dont ils ignoraient le fond du sac, avec une tante qu'ils avoient imparfaitement su seulement un peu fâchée, duquel ils goûtaient l'esprit, l'agrément, la souplesse, la flexibilité, les louanges, et peu à peu s'ouvrirent à lui de tout.
Noailles avoit son but; il vouloit les finances, et ne tarda pas de sonder Saint-Simon là-dessus.
Il ignorait entièrement ce qui se passoit entre M. le duc d'Orléans et lui, quelque soin qu'il se fût donné pour être admis en tiers avec eux dans les projets du futur; mais il avoit bien aperçu qu'il étoit résolu de mettre en place des gens de qualité, et de se défaire de la robe et de la plume.
Saint-Simon ne vouloit point des finances, et avoit déjà pensé au duc de Noailles pour cet emploi; il n'eut donc aucune peine à voir qu'il le désiroit lui-même, et il lui promit de l'y servir.
En effet, raisonnant avec M. le duc d'Orléans, le choix pour les finances fut mis entre eux deux sur le tapis, et le prince les proposa au duc, qui les refusa nettement. M. d'Orléans insista, et entra dans les raisons qui le "déterminoient à ce choix, celui-ci dans celles qui le fixoient au refus.
L'opiniâtreté fut pareille de part et d'autre, et alla jusqu'à finir par la froideur; comme elle ne venoit que d'amitié et de confiance, peu de jours la réchauffèrent.
Quoique ce refus tînt fort au cœur du duc d'Orléans, qui s'étoit mis ce choix dans la tête et qui se trouvoit embarrassé d'en faire un autre, ils l'agitèrent tous deux.
Saint-Simon proposa Noailles; à ce nom le duc d'Orléans fit quatre pas en arrière et s'écria beaucoup.
Saint-Simon lui demanda la raison de tant de surprise et d'éloignement.
Le prince à son tour lui demanda s'il prétendoit donner les finances à piller aux Noailles, et s'il avoit oublié les; affaires immenses que la maréchale de Noailles et toutes ses filles avoient continuellement faites du temps de Pontchartrain, de Chamillart et de Desmaretz, tant directement par eux qu'en sous-ordre. M. de Saint-Simon convint de cette vérité; mais il se souvint aussiqu'il y en avoit eu beaucoup du Su du roi, qui avoit même ordonné aux contrôleurs généraux d'en faire faire tant qu'ils pourroient à la duchesse de Guiche; que de plus la maréchale de Noailles avoit un léger crédit sur son fils; que Noailles, riche et établi au point qu'il l'étoit, ne pouvoit être tenté que d'établir sa réputation, et que voulant donner les finances à un seigneur, il n'en connoissoit point qui eût plus d'esprit, de volonté et d'application pour s'en bien acquitter.