M. d'Orléans, ébranlé, fut plusieurs jours à se rendre, et enfin se détermina au duc de Noailles pour les finances, non sans reprocher encore vivement au duc de Saint-Simon l'embarras où il le mettoit par son refus.
Ce fut encore un autre intervalle pour obtenir la liberté de le dire au duc de Noailles; Saint-Simon représenta que cela l'attacheroit de plus en plus et l'encourageroit à s'instruire et à profiter des lumières qu'il pourroit tirer de Desmaretz.
Ce n'étoit pas que cette conduite avec le contrôleur général ne parût à Saint-Simon un peu louche; il ne savoit pourtant pas encore le degré de confiance et d'amitié qui s'étoit établi entre eux.
Il croyoit seulement que Noailles, maître passé en insinuatioit," profitoit par ce talent de celui de l'autre; et comme en effet il ne voyoit rien de mieux que Noailles pour succéder à un homme que M. le duc d'Orléans avoit résolu d'ôter, et que lui-même désiroit de voir déplacé, il passa par-dessus cette considération.
Vers ce même temps il proposa au prince le cardinal de Noailles pour être à la tête du conseil de conscience; et comme alors M. le duc d'Orléans étoit resté dans le sentiment qu'on a vu où il étoit lorsqu'il fut question du lit de justice, cela fut aisément arrêté.
M. de Noailles, content au possible de ce qui se préparoit pour lui et pour son oncle, ne laissoit pas d'être peiné de ne rien savoir sur le reste et de ne pouvoir entrer en tiers sur rien.
M. de Saint-Simon, qui s'en aperçut, n'eut garde d'en faire aucun semblant; le secret du prince n'étoit pas le sien, et d'ailleurs Noailles, content pour soi, étoit inutile à admettre. Saint-Simon vouloit des états généraux avant que Noailles entrât en véritable exercice; il les avoit proposés à M. le duc d'Orléans, fondé sur les raisons suivantes.
Il lui avoit représenté que les états généraux ne sont dangereux que pour ceux qui ont administré; qu'il étoit de reste de notoriété publique qu'ils n'avoient pas eu en aucun temps la moindre part aux affaires, non pas même la moindre notion; que celles des finances étoient dans le plus violent désordre, et réduites au point de ruiner sans ressource un million de familles, ou en droiture ou en cascade, si on prenoit le parti de faire la banqueroute des dettes immenses que le roi avoit contractées, ou d'achever d'accabler l'État par la continuation des impôts, et par tout ce qu'on y en pourroit encore ajouter de nouveaux, si on prenoit celui de payer les dettes du roi; que si l'on s'arrêtoit à un parti mitoyen de choisir ce qu'on estimeroit mériter d'en être payé, et ce qu'on jugeroit devoir souffrir la banqueroute, ce seroit une source de longueurs, de désespoirs, d'iniquités, de faveurs et d'injustice sans fond et sans fin, et qui soulèveroit plus que l'un des deux autres partis; que toutefois il n'y en avoit pas un quatrième; qu'il étoit donc de la prudence du prince de ne se charger pas d'un travail ni d'un choix qui, quel qu'il fût, seroit toujours très-odieux; que toutes les parties de l'État ayant toutes à en porter le poids et la souffrance, il étoit bien plus naturel qu'elles-mêmes eussent le choix de leurs douleurs, et pour qu'elles les portassent avec moins de peine et pour qu'elles ne se pussent prendre de rien qu'à elles-mêmes; qu'il y avoit plus d'un siècle qu'il n'y avoit eu de ces assemblées; qu'elles étaient également et généralement désirées, en même temps qu'amèrement déplorées à revoir; que ce seroit donc se mettre au comble de la faveur et de l'affection publique que signaler l'entrée de son autorité par donner cette joie et cette marque de modération, de considération et de confiance à tout un royaume qu'il alloit gouverner, et frapper un si grand coup pour soi à grand marché, puisqu'il n'en avoit rien à craindre et tout à attendre, et pour le présent et pour l'avenir, en laissant ce terrible choix aux trois ordres, et n'étant pour les suites que l'exécuteur de ce qu'ils auroient réglé, desquels par conséquent il n'auroit point à répondre; que de plus il falloit donner à l'opinion; qu'encore qu'il fût vrai que les états généraux ne fussent qu'une assemblée de sujets cornplaignants et suppliants destituée de toute autorité, sinon de présenter les griefs de leurs provinces et de dire leurs avis sur ces matières, et encore quand le roi le leur demandoit, il n'étoit pas moins vrai que les formes des renonciations ne sembloient suffisantes à personne, que chacun en faisoit le parallèle avec les états généraux ou les cortès d'Espagne, où les renonciations avoient passé, et concluoit qu'elles ne vaudroient jamais en France, par ce qui s'étoit passé au parlement et sous les yeux du roi vivant, si les états généraux et libres n'y passoient eux-mêmes, et qu'il n'étoit pas douteux que, charmés de leur inespérée convocation, et charmés encore de l'exercice tel quel d'un pouvoir qu'ils n'avoient pas, mais que l'ignorance leur attribuoit aujourd'hui, ils ne concourussent unanimement et par acclamation à approuver et, aux yeux du public, à rendre irrévocables ces mêmes renonciations, qui seules le pouvoient porter sur le trône, si la mort enlevoit le jeune roi avant qu'il eût un Dauphin.
Ces raisons persuadèrent le duc d'Orléans si fort qu'il résolut que dans le premier instant qu'il se trouveroit en état par la mort du roi de donner des ordres, il l'emploieroit à la convocation instante des états généraux, et qu'en attendant leur assemblée, il ne feroit que continuer la même gestion des finances par le duc de Noailles, comme faisoit Desmaretz, sans y mettre, ajouter ou diminuer quoi que ce fût, pour qu'ilne parût rien du sien aux yeux de cette assemblée, à qui on découvriroit à nu tout l'état des finances, et de laquelle on attendroit le remède sans s'intéresser à la préférence d'aucune.
Tant que le roi vécut, M. d'Orléans goûta tellement cette idée qu'il s'en conjouissoit continuellement avec le duc de Saint-Simon; mais sur la fin du roi, comme cela regardoit les finances, et que Noailles tournoit toujours autour de lui avec beaucoup d'art, le prince ne put se tenir de lui communiquer cette résolution.
Aussitôt Noailles eut l'air de se voir bridé par les états généraux, et, n'osant pas en combattre le projet , en parla au duc de Saint-Simon, auquel, à travers mille louanges de cette salutaire idée, il tâcha de présenter des difficultés et des embarras.
Il sentoit combien cela le mettoit loin du but qu'il s'étoit proposé d'atteindre.
Il s'échappa à témoigner à Saint-Simon le danger de la multitude avec un prince tel que le duc d'Orléans; l'avantage d'un seul; puis, s'échauffant intérieurement dans son harnois, mais possédant son Âme, ses paroles, ses regards: « Vous n'avez point voulu, lui dit-il, des finances , et je vois bien que vous ne voulez vous charger de rien directement; vous avez raison. Vous vous réservez peut-être de tout et vous attachez uniquement à être avec M. le duc d'Orléans; au point où vous êtes avec lui vous ne sauriez mieux faire. En nous entendant bien, vous et moi, nous en ferons ce que nous voudrons; mais pour cela ce n'est pas assez des finances, il me faut les autres parties; il ne faut point que nous ayons à compter avec personne. Des états généraux , c'est un embrouillement dont vous ne sortirez point; j'aime le travail; je vous le dirai franchement, c'est une pensée qui m'est venue, je la crois la meilleure. Encore une fois, agissons de concert, entendons-nous bien, faites-moi faire premier ministre, et nous serons les maîtres. — Pour premier ministre, répondit Saint-Simon avec une indignation que son discours avoit excitée, mais qu'il a voit contenue pour le bien suivre jusqu'au bout, et que ce bout combla, premier ministre, Monsieur, je veux bien que vous sachiez que s'il y en avoit un à faire et que j'en eusse envie, ce seroit moi qui le serois, et je pense aussi que vous ne présumez pas que vous l'emportassiez sur moi; mais je vous déclare que tant que M. le duc d'Orléans m'honorera de quelque sorte de confiance, ni moi, ni vous, ni homme vivant ne serajamais premier ministre, que je regarde comme le fléau, la perte et la ruine de l'État »
Sur quoi il s'étendit en peu de mots, regardant toujours son homme, sur le visage duquel l'excès de l'embarras, du dépit, du déconcertement étoit peint, et qui pourtant se soutint jusqu'à répondre qu'il n'insistoit point, mais qu'il avouoit que cette pensée lui avoit paru bonne, d'un air le plus détaché et le plus indifférent qu'il put.
Tous deux après ne songèrent qu'à séparer un tête-à-tête devenu si embarrassant; c'étoit dans le cabinet du duc de Noailles à Versailles.
Ni lors, ni depuis il n'y parut point entre eux; mais Saint-Simon eut de quoi donner carrière à ses réflexions.
Toutefois, il ne crut pas devoir rien dire à M. le duc d'Orléans; il persistoit à croire le duc de Noailles bon aux finances; il voyoit ce prince engoué et affermi pour les états généraux, et il ne prit aucune peur que M. de Noailles se pût faire premier ministre.
Tout ceci n'est que le préparatif à l'éclat sur les dues, mais préparatif très-nécessaire.
C'est à quoi maintenant il en faut venir. il ,
L'affaire du bonnet avoit donné lieu à plusieurs ducs de se voir là-dessus , et l'éclat dont elle fut suivie avec le premier président de se contenir ensemble pour qu'aucun ne le vît.
Quelques-uns se démanchèrent, et dans la vérité ces messieurs ne paroissoient pas propres depuis bien longtemps à se soutenir sur quoi que ce fût. L'esprit d'intérêt et de servitude, une ignorance profonde, nul concert entre eux, l'habitude de leur continuelle décadence, étoient des obstacles à tout pour eux.
Chacun étoit intéressée leur tirer des plumes, et on a vu ci-devant quel fut toujours le roi à cet égard en général pour tout ce qui n'étoit ni bâtard ni ministre.
Ainsi grande facilité contre eux jusque par eux-mêmes.
Le nombre sans cesse augmenté, la jeunesse de plusieurs, en faveur de qui les pères se démettoient, augmentoit encore l'inconsidération et la jalousie, et ces messieurs, qui ne se soutenoient pas eux-mêmes et qui ne faisoient rien pour être soutenus, s'avilissoient tous les jours.
Quoique les gens sans titre et de la première qualité fissent sans cesse des alliances fort basses, celles des ducs marquoient davantage par la distinction de leur rang, qui irritoit dans les duchesses de cette sorte, qui rendoient les dames de qualité par elles-mêmes plus libres à ne leur pas tout rendre et plus impatientes des différences, et ces mêmes duchesses plus embarrassées et plus souples à supporter. M. et madame du Maine souffloient sourdement ce feu depuis lontemps; mais depuis l'affaire du bonnet ils eurent moins de ménagement , et en firent leur principale affaire.
Tout à la fin de la vie du feu roi, on répandit mille faux bruits des prétentions des ducs et de leurs manières; il n'y en avoit pas un mot La conduite journalière de tous démentoit ces discours; mais ils étoient poursuivis et semés avec art et méthode.
M. de Noailles, soit que dès lors il eût conçu le dessein qu'il exécuta depuis, soit qu'il eût seulement voulu sonder pour après ce qu'il feroit, et que l'idée de ce qu'il fit ne lui fût venue que depuis avoir senti si nettement qu'il ne conduiroit pas M. de Saint-Simon à le faire premier ministre, lui avoit proposé et à quelques autres qu'il faudrait qu'à la mort du roi, qu'on voyoit prochaine, que ce qui se trouverait alors de ducs à la cour allassent ensemble saluer le nouveau roi à la suite de M. le duc d'Orléans et des princes du sang et avant tous autres.
Dès la première proposition, M. de Saint-Simon lui témoigna qu'il ne la goûtoit point, et en parla de même au peu de ceux à qui Noailles s'en étoit ouvert.
Quelque temps après celui-ci lui en parla encore; Saint-Simon lui représenta qu'outre les raisons qu'il lui avoit déjà alléguées, et qui se trouveront mieux en place plus bas, il falloit toujours considérer un but principal, que rien ne devoit faire perdre de vue, et n'y pas mettre des obstacles, si aisés à éviter; que ce but étoit de tirer la noblesse en général de l'abaissement et du néant où la robe et la plume l'avoient réduite; de la mettre pour cela dans toutes les places du gouvernement qu'elle pouvoit occuper par son état, au lieu des gens de robe et de plume qui les tenoient, et peu à peu de la rendre capable, de lui donner de l'émulation, d'étendre ses emplois et de la relever de la sorte dans son état naturel; que pour cela il falloit être unis, s'entendre, s'aider, fraterniser, et ne pas jeter de l'huile sur un feu que M. et madame du Maine excitaient sans cesse, parce qu'ils comprenoient que leur salut consistoit à brouiller tous les ordres entre eux et surtout celui de la noblesse avec elle-même, comme le salut de la noblesse consistoit en son union entre elle, à laquelle on ne devoit cesser de travailler; que rien n'étoit si ignorant, si glorieux, si prompt à tomber dans toutes sortes de pièges et de panneaux que cette noblesse; que par noblesse il entendoit et ducs et gens de qualité non ducs; que les ducs ne dévoient songer qu'à découvrir aux gens de qualité ces pièges et ces panneaux; que pour le faire utilement il falloit en être aimés, et que puisqu'en effet il s'agissoit de l'intérêt commun dans un moment de crise dont on pourroit profiter pour la remettre en lustre, et qui manqué une fois ne reviendroit plus, il ne falloit pas tenter leur ignorance, leur vanité, leur sottise par une nouveauté, qui à la vérité ne leur nuisoit en rien, puisque jamais en aucune occasion la noblesse non titrée ne pouvoit être comme la titrée, encore moins la précéder, mais qui étant nouveauté, et dans les circonstances présentes de l'égarement de bouche que M. et madame du Maine souffloient avec tant d'art et si peu de ménagement, il étoit de la prudence d'éviter toutes sortes de prétextes et d'occasions dont la noblesse non titrée se pouvoit blesser, quelque mal à propos que ce fût, et ne songer qu'à se relever elle et les ducs tous ensemble, et travailler à un rétablissement commun, qui peu à peu rendant à chacun sa considération, remettroit chacun en sa place et ouvriroit les yeux à tous, et feroit sentir à la noblesse non titrée la malignité des panneaux qu'on lui auroit tendus, l'ignorance de son propre intérêt et combien il en étoit d'être unis aux ducs, et que tous ne pouvant être ducs, mais le pouvant devenir, abattre leurs distinctions étoit abattre leur ambition, puisque cette dignité en étoit nécessairement le dernier période, et qu'en cette différence la France étoit semblable à tous les royaumes, républiques et États de l'univers, où il y avoit toujours eu des dignités et des charges, et des gens qui n'en avoient pas, quoique d'aussi bonne et meilleure maison que plusieurs de ceux que ces dignités élevoient au-dessus d'eux, sans quoi le roi et ses sujets seroient sans récompenses plus ou moins grandes à donner et à recevoir, et toute émulation éteinte, sinon petite, passagère et uniquement personnelle.
Ces raisons, qui furent bien plus étendues entre eux deux, firent céder en apparence le duc de Noailles.
Il parut ne plus penser qu'à ses finances et au but général, lorsqu'il montra enfin, comme on l'a dit, son ambition au duc de Saint-Simon pour le premier ministère, et que n'y voyant pas jour il en laissa tomber avec lui les vues et les propos sans en paroître blessé le moins du monde.
Mais désespérant d'être d'abord premier ministre, il songea à le devenir, et pour en ranger le premier obstacle, il s'appliqua à combattre en particulier les états généraux auprès de M. le duc d'Orléans dans les derniers temps de la vie du roi.
Le prince, dans le repentir cuisant de ne les avoir pas assemblés, l'avoua depuis à Saint-Simon, qui en sentit alors la date; mais ni cette faute ni d'autres du même esprit et du même but qui se retrouveront en leur temps, il n'étoit plus temps de les réparer.
Cependant l'extrémité du roi fit penser aux ducs de s'aviser sur la conduite qu'ils auroient à tenir au parlement sur le bonnet, lorsque, après la mort du roi, il seroit question d'y aller pour la régence; chose , que M. le duc d'Orléans devoit et pouvoit éviter, mais qui, ne se présentant point dans nos Mémoires, passe aussi les bornes de ces additions.
Le bonnet donc donna lieu à plusieurs ducs de s'assembler à Versailles peu ensemble en diverses chambres, pour référer par quelques-uns d'une assemblée en une autre les avis de chacun, qui fut, ne leur en déplaise, une fort sotte conduite, ainsi que presque toute celle qu'ils tinrent depuis.
Trois jours avant la mort du roi, il s'en trouva cinq ou six dans la chambre du duc de Saint-Simon: les évêques de Laon, Clermont et de Noyon ( Rochebonne), l'archevêque de Reims, les ducs de Noailles, de la Force, de Sully, de Charost, d'Humières, etc.
On parla du bonnet, puis tout à coup, et fort peu après qu'on eût commencé, le duc de Noailles, interrompant cette matière, proposa la salutation du roi; M. de Saint-Simon, surpris au dernier point, parce qu'il avoit cru cette idée tombée et avoir persuadé le duc de Noailles, s'éleva contre, et le duc de Noailles à haranguer et à l'emporter de force de voix. M. de Saint-Simon le laissa dire, bien résolu de répondre; mais quand il le voulut faire, Noailles l'interrompoit sans cesse et crioit tant qu'il pouvoit.
A la fin Saint-Simon, impatienté à l'excès et n'ayantpas de poumons bastants à ceux de l'autre, monta sur un gradin qui portoit des armoires dans ses fenêtres, s'assit sur une de ces armoires pour être plus élevé et se faire mieux entendre, et voulut parler
L'autre, qui parloit toujours, et qui de force de voix, d'autorité et de spécieux, emportoit déjà des signes de consentement et des monosyllabes d'approbation des autres, ne vouloit qu'user le temps et emporter d'emblée, sans laisser le loisir de répliquer; mais à la fin Saint-Simon demanda si fermement audience qu'il se la fit donner.
Il représenta doncà ces messieurs qu'il avoit eu lieu de croire que M. de Noailles avoit abandonné cette pensée dont il lui avoit parlé plusieurs fois, sur les raisons qu'il lui avoit alléguées pour l'en détourner; qu'il voyoit avec surprise qu'il y persistoit, et qu'il verroit avec grande douleur qu'il la leur pût persuader; que ce qu'il proposoit étoit une nouveauté dont on ne voyoit aucune trace en pas un avènement de nos rois à la couronne; que cette première salutation se faisoit toujours sans ordre, à mesure que chacun étoit plus ou moins pressé, plus ou moins à portée, en cela tout à fait différente de l'hommage qui s'étoit quelquefois rendu au lit de justice, la première fois que les rois l'avoient tenu; qu'on ne croyoit pas même qu'à cette première salutation les princes du sang eussent jamais affecté d'y aller ensemble que d'entreprendre de la faire comme M. de Noailles le proposoit ne pouvoit rien acquérir aux ducs et pouvoit leur être fort nuisible; qu'au mieux il demeureroit qu'ils avoient salué le roi de la sorte; que cette salutation ne s'étant jamais faite en cérémonie, cela ne leur tiendroit lieu de rien; qu'ils paroîtroient avoir été plus diligents; que les princes étrangers, par cette raison, ne le regarderoient ni comme avantage acquis aux uns ni désavantage souffert par les autres; que n'étant point acte de cérémonie, mais de zèle et d'empressement à saluer le roi, puisque successeur de droit il n'avoit pas besoin de cet acte pour être reconnu, à la différence de l'hommage, cela ne seroit ni écrit ni enregistré nulle part, ni même titre d'usage; que ce seroit un avantage donc bien léger, si tant est qu'on pût lui donner le nom d'avantage qu'à l'égard des gens de qualité on n'avoit pas encore vu qu'ils eussent imaginé de précéder nulle part les ducs; que ce ne seroit donc pas un avantage de les avoir gagnés là de la main, mais que dans l'effervescence où M. et madame du Maine les avoient mis sur les ducs ce seroit leur donner occasion de l'augmenter, de se blesser d'une nouveauté qu'on appelleroit bientôt entreprise, de s'offenser de ce que les ducs ayant été ainsi ensemble et à part dans une occasion où cela ne s'étoit jamais fait, ils auroient voulu faire non-seulement bande à part d'eux, mais corps à part; que ces messieurs n'ignoroient pas que l'odieux de cette idée de faire corps à part de la noblesse commençoit à y être semée, imputée aux ducs avec une fausseté sans apparence, mais avec une malignité et un art qui y suppléoit; que le meilleur moyen de la confirmer étoit d'y donner cette occasion; qui, tout éloignée qu'elle en étoit, seroit montrée et reçue de ce côté-la; que le parlement ne demanderoit pas mieux que de fasciner la noblesse avec ces prestiges; que son intérêt étoit le même que celui de M. du Maine de la se
parer et de la brouiller avec les ducs, et se la rallier de piquetontre eux; que c'étoit à ceux-ci à sentir combien il étoit du leur d'être unis à la noblesse, puisque c'étoit leur ordre commun et leur corps, et qu'assez occupés contre le parlement à l'occasion de l'affaire du bonnet, il étoit de leur intérêt et de leur sagesse d'éviter avec grand soin de se faire des ennemis nouveaux, et des ennemis en si prodigieux nombre; enfin, qu'à comparer le prétendu avantage en question avec les inconvénients infinis et durables qu'il pouvoir entraîner, et qu'il étoit évident qu'il entraîneroit par les dispositions présentes, il ne comprenoit pas qu'on pût balancer un instant.
M. de Noailles eut grand'peine à laisser achever M. de Saint-Simon, et ce ne fut pas sans quelques interruptions que les autres arrêtèrent; mais quand il eut fini avec plus d'étendue, et qu'on ne voit ici qu'en raccourci, M. de Noailles répliqua, cria, se débattit, soutint qu'il n'y avoit rien que de sûr dans ce qu'il proposoit, rien que de foible dans ce qui étoit objecté, et sans articuler aucune véritable raison, ce fut une impétuosité de paroles, soutenue d'une force de voix qui entraîna les autres plutôt qu'elle ne les persuada.
Saint-Simon se récria que ce n'étoit pas le temps des entreprises, mais d'une sage et ferme défense sur l'affaire du bonnet, qu'il ne falloit mêler ni embarrasser d'aucune autre puisqu'on s'y trouvoit nécessairement embarqué, et dans l'usage imminent des séances au parlement; mais les autres presque tous cédèrent. M. de Saint-Simon, voyant que cela dégénéroit en dispute personnelle, où les autres prenoient peu de part, leur déclara qu'il les attestoit de sa résistance, du refus net de son consentement, qu'il ne cédoit qu'à la pluralité; qu'il vouloit espérer que ceux à qui l'on en parleroit seroient peut-être plus heureux que lui à leur faire faire des réflexions utiles, et finit, hors de voix et pouvant à peine se faire entendre, par protester de tous les inconvénients infinis et très-suivis qu'il y voyoit et qu'il déploroit par avance.
Tout aussitôt on se sépara de guerre lasse: c'étoit sur les huit heures du soir.
Ces messieurs n'eurent pas le temps d'en parler à aucun autre; dès le soir même cette idée se répandit en prétention, vola de bouche en bouche.
Coëtquen, beau-frère de Noailles et fort lié avec lui, quoique fort peu avec sa sœur qu'il avoit épousée, courut le château, ameutant les gens de qualité.
Le lendemain grand bruit et grand bruit dans le tour que M. de Saint-Simon avoit prévu et annoncé; Paris en fut bientôt informé.
Outre l'affluence infinie que l'extrémité du roi, les divers intérêts et tout ce qui alloit suivre le grand événement, attiroit à Versailles par la curiosité, ce bruit amena encore bien du monde, et les plus petits compagnons s'honorèrent d'augmenter le vacarme pour s'agréger aux gens de qualité.
Le tout ensemble s'appela la noblesse, et cette noblesse pénétroit partout par ses cris contre les ducs.
La plupart de ceux-ci, qui n'avoient pas ouï dire un mot de ce dessein de salutation du roi, n'entendirent qu'à peine de quoi il s'agissoit, partie timidité de cette espèce d'ouragan subit, partie piqués de n'avoir point été consultés, se mirent à déclamer contre leurs confrères; mais ces confrères, contre qui l'animosité devenoit si grande et si générale, ne furent pas longtemps en nom collectif.
On vint de tous côtés avertir la duchesse de Saint-Simon que tout tomboit sur son mari unique, comme sur le seul auteur de ce projet de salutation, dont l'autorité naissante avoit entraîné un petit nombre de ducs malgré eux à l'insu des autres; on ajouta même qu'il n'étoit pas en sûreté dans une émotion si furieuse et si générale, et on l'exhorta à tâcher d'y prendre garde.
Sa surprise en fut d'autant plus grande que son mari lui avoit conté tout ce qui s'étoit passé, outré contre cette acharnée folie de M. de Noailles et contre la noblesse, de ce qui s'étoit trouvé de ducs avec; mais l'étonnement de la duchesse monta au comble quand les mêmes personnes qui l'avertissoient, par amitié, lui firent entendre le leur, et à la fin lui apprirent que c'étoit le duc de Noailles lui-même qui débitoit M. de Saint-Simon pour l'auteur et le promoteur de ce projet, lui-même pour celui qui l'avoit combattu de toutes ses forces, et qu'eux qui lui parloient à elle l'avoient ouï de leurs oreilles de la bouche du duc de Noailles.
Ce dernier avis fut donné à la duchesse de Saint-Simon et ensuite confirmé par plusieurs autres pareils, la surveille de la mort du roi sur le soir, vingt-quatre heures après ce débat que le duc de Saint-Simon avoit eu si fort avec le duc de Noailles dans sa chambre, et qui vient d'être rapporté.
Le hasard fit que le lendemain matin elle rencontra le duc de Noailles dans la galerie, qui la passoit avec le chevalier depuis duc de Sully.
Elle l'arrêta, et le tira dans une fenêtre; là, elle lui demanda d'abord ce que c'étoit donc que tout ce bruit contre les ducs.
Noailles voulut glisser, dit que ce n'étoit rien, et que cela tomberoit de soi-même; elle le pressa, et lui vouloit se dépêtrer; mais à la fin, après lui avoir déduit en peu de mots l'excès de ces cris et de ces mouvements publics, pour lui faire sentir qu'elle en étoit bien instruite, elle lui témoigna sa surprise de ce qu'ils tomboient tous sur son mari.
Noailles là-dessus s'embarrassa, et l'assura qu'il ne l'avoit pas ouï dire; mais la duchesse lui répondant qu'il devoit savoir mieux que personne qui étoit l'auteur et le promoteur, et qui le contradicteur de ce projet de salutation du roi, par ce qui s'étoit passé encore la surveille, là-dessus le duc de Noailles l'avoua comme la chose a été racontée; qu'il étoit vrai que c'étoit lui qui l'avoit proposé, que M. de Saint-Simon s'y étoit toujours opposé, et que lui avoit persévéré.
Alors la duchesse lui demanda donc pourquoi lui-même s'en excusoit-il et donnoit-il M. de Saint-Simon pour l'auteur et le promoteur de ce conseil.
Leduc, interdit et accablé, balbutia une foible négative, et n'essuya tout de suite de courts mais de cruels reproches de tout ce qu'il devoit au duc de Saint-Simon, et de la noire et perfide calomnie dont il le payoit.
Ils se séparèrent de la sorte, elle dans le froid d'une juste indignation , lui dans le désordre d'une foible négative du crime qu'il voyoit découvert, dans les aveux arrachés malgré lui de la reconnoissance qu'il devoit à M. de Saint-Simon, et dans le désespoir qu'il est aisé d'imaginer et qu'il ne put cacher, quoique si grand maître en l'art de feindre.
Une leçon si peu attendue, mais si à bout portant, ne le changea pas.
Il eut beau assurer à la duchesse qu'il diroit partout combien le duc de Saint-Simon s'y étoit opposé, la palinodie étoit trop subite pour l'oser chanter, et trop destructive de ses projets particuliers pour les abandonner.
Il continua par les siens ce qu'il avoit si bien commencé et par eux et par lui même, que la persuasion publique avoit suivi; mais personnellement il regarda mieux devant qui il parloit, et il évita le plus longtemps qu'il put le duc de Saint-Simon, même en public. Lui, occupé de ce qui regardoit les affaires générales, et tout au plus légèrement partagé par celle du bonnet, il ne fut informé que tard de la rumeur publique, et plus tard encore que le duc de Noailles l'excitoit contre lui.
Alors les écailles lui tombèrent des yeux. Il commença à comprendre la cause de l'idée étrange de cette salutation entrée dans cette tête, et la raison qui l'y avoit rendu si ferme contre tout ce qui lui en avoit été dit.
Il se souvint de ce qui s'étoit passé entre eux sur la place de premier ministre; il réfléchit sur ce que depuis deux jours il avoit inutilement pressé M. le duc d'Orléans de songer promptement et avant tout à la convocation des états généraux, lui qui jusqu'alors ne respiroit autre chose; enfin, il vit clairement qu'un guetapens si profond, si peu pensé, si contradictoire à toute vérité, et si subit et si à bout portant, étoit le fruit de mort d'une ambition qui ne voit et ne sent plus qu'elle, et qui désespérant de la première place, tant qu'il seroit à portée de l'empêcher, risquoit tout pour le perdre et pour s'en débarrasser.
Il fit parler les ducs témoins de ce qui s'étoit passé chez lui.Il parla lui-même, et à M. le duc d'Orléans, mais peu par l'accablement de ces moments si importants et si chargés des dernières heures de, la vie du roi.
Il s'expliqua aussi à ce qu'il rencontra; mais il eut affaire au public, prévenu avec l'artifice le plus préparé, et soutenu dans cette persuasion par les mêmes artifices.
Il trouva des envieux sans nombre de la figure que personne ne doutoit qu'il n'allât faire, et jusque dans les ducs mêmes des ennemis d'une faveur et d'une confiance qu'ils s'étoient eux-mêmes fort éloignés de rechercher, dont moitié avoient mérité tout le contraire, et qui se lièrent au duc de Noailles dans cet esprit, aux dépens de la vérité et d'eux-mêmes, pour leur bonnet et leur dignité, et si gratuitement qu'ils n'eurent jamais nulle cause à alléguer de leur haine.
Tels sont les hommes, jaloux et envieux jusqu'à ce point. L'éclat que fit le duc de Saint-Simon fut porté à tout; on le peut aisément comprendre, et de l'énormité de la chose et de la situation de ces deux hommes l'un avec l'autre jusque alors, et du naturel particulier de Saint-Simon, qui cria publiquement à la calomnie, qui donna les ducs qui s'étoient trouvés dans sa chambre pour témoins et qui témoignèrent hautement pour lui contre Noailles, mais qui avoit tout prévenu et emporté avec un art et des secours qui lui rendirent cet affreux succès, lequel ne put être détruit qu'à la longue et quand avec la force de la vérité Noailles se fut fait mieux connoître, même depuis.
Noailles souffrit tout, remboursa tout, en coupable écrasé sous le poids de ses remords, et tenta tout pour apaiser l'autre, qui ne cessa de se porter à toute espèce d'extrémité contre lui, et très souvent en public et en face, tant que la régence dura, quelque grâce que lui en eût demandé le régent pour Noailles, lequel fut souvent témoin, et chez S. A. R. et en plein conseil, de ces algarades cruelles, pour peu que les affaires ou que la conversation y pût donner lieu.
Aller plus loin là-dessus seroit faire non plus des additions , mais des Mémoires.
Il suffit d'avoir éclairci le cause de cet éclat sur les ducs que nos Mémoires ne font que marquer, et l'origine de celui de Saint-Simon contre Noailles.
On ajoutera seulement pour achever que jamais les affaires n'en souffrirent, quoique les choses subsistèrent de la sorte entre eux; Noailles ne s'étant jamais lassé de tâcher et de faire toutes sortes de démarches directes et indirectes pour se raccommoder, et de se conduire en public en conséquence par ses discours qui pouvoient [sic] et par sa plus que politesse toutes les fois qu'il rencontroit Saint-Simon, ni celui-ci de lui refuser le salut même devant le régent, et d'en user en propos quand l'occasion s'y offroit, et en conduite publique avec toute la hauteur d'un homme sans ménagement aucun, et toute la pesanteur du poids d'une perfidie si atroce et d'une si noire calomnie.
Noailles, qui, malgré lui, en étoit accablé, et dont l'embarras très-marqué se renouveloit à chaque rencontre, qui vivoit toujours dans la crainte des sorties publiques et souvent dans le désespoir qui les suivoit, étoit de plus outré d'avoir montré ce qu'il savoit faire et de n'y avoir pas réussi.
Il ne respiroit donc que d'étouffer la vérité d'une part, et d'émousser de l'autre celui qu'il n'avoit pu perdre; c'est ce qui le rendit si constant à tout tenter, et ce qui enfin le rendit, lui et tous les siens, si ardents à procurer le mariage de la seconde fille de sa sœur et du dernier maréchal duc de Gramont avec le fils aîné du duc de Saint-Simon, dans l'espérance d'un raccommodement.
En deux mots, M. de Noailles avoit compté d'exciter tant d'éclat contre M. de Saint-Simon qu'il en seroit défait par quelque aventure si naturelle à en naître, ou par la foiblesse de M. le duc d'Orléans, qui à son entrée dans le gouvernement n'oseroit préférer un seul homme à toute la noblesse, qui se portoit pour offensée et qui crioit si haut, ou que ne le soutenant pas au gré de Saint-Simon, celui-ci se dépiteroit contre tant d'injustice et se retireroit.
C'est en effet le dernier qui pensa arriver, et que M. le duc d'Orléans eut toutes les peines du monde à empêcher; mais Noailles déçu de cette espérance, et pressé de son crime, que la conduite continuelle de Saint-Simon retraçoit et à lui et au monde, et craignant un ennemi qui se faisoit un capital de l'être et de le paroître sans aucun ménagement jusqu'en face, il n'est rien qu'il ne mît en usage pour en venir à une réconciliation, et ce qui la.lui faisoit souhaiter encore plus ardemment c'étoit le contraste de la liaison du cardinal, son oncle, avec Saint-Simon,qui n'en fut en rien dérangée, et pour lequel ce dernier ne fut que plus constant et plus ardent, laquelle retomboit si à plomb sur le neveu.
M. de Saint-Simon eut même bien de la peine à consentir à faire le mariage de son fils, quelque bon qu'il le trouvât d'ailleurs, et fut très longtemps à s'y résoudre pendant la longue fin du premier mari sans enfants, parce que cette alliance entraînoit nécessairement à rentrer en bienséance avec le duc de Noailles.
Mais, encore une fois, en voilà assez et peut-être trop pour ces additions, dont il sera utile de se souvenir pour celles qui pourront suivre.
Les pas sans nombre du duc de Noailles, la manière dont il représenta au duc de Saint-Simon chez le cardinal de Noailles lors du mariage, celle dont Saint-Simon l'y reçut, et malgré toute la hauteur, le froid, le bref, que Saint-Simon ne fut pas maître de se refuser, ce qu'une telle violence lui coûta, les démarches infinies de Noailles, infatigable à se vouloir rapprocher, et la conduite soutenue de l'autre à se prêter à peine aux plus indispensables bienséances, qu'il ne fit jamais qu'effleurer depuis, tout cela seroit matière à Mémoires et non à ces additions.
Mais cette remarque est nécessaire pour la notion de la manière dont ces deux hommes ont vécu toujours depuis, et continuent de vivre, sans se lasser de part et d'autre de ce très-différent personnage.
** Le cardinal de Noailles mandé et présenté au roi par M. le duc d'Orléans le jour même de la mort du roi, reçu de tous les courtisans comme en triomphe, les choses prirent une face nouvelle pour lui, qui ne changea ni de visage, ni de contenance, ni de conduite.
Une infinité de gens se jetèrent à lui après l'avoir abandonné, et une infinité d'autres qui avoient toujours été du parti contraire. Cela dura tant qu'il fut en prospérité, et changea en même temps qu'elle.