(17 prairial an III)Vendredi 05 juin 1795M. Pelletan se rendit à la Tour du Temple dans l'après-midi
"Je trouvai, dit-il, l'enfant en si fâcheux état, que je demandai instamment qu'il me fût adjoint une autre personne de l'art pour me soulager d'un fardeau que je ne voulais pas porter seul"(Lettre de M. Pelletan à M. Dumangin, mai 1817)
Un calcul systématique avait déjoué d'avance toutes les ressources de la science, tous les instincts de la pitié, tous les soins de l'intérêt: on avait ouvert la porte aux médecins que lorsque le mal était sans remède
Comme une jeune plante privée d'air et dont un insecte invisible ronge les tendres racines, le pauvre enfant penchait sa tête languissante
Toutefois l'excès de sa misère n'avait pas épuisé sa résignation
Sous ses paupières caves, sur ses joues amaigries on ne voyait aucun signe de ressentiment; il souffrait sans murmurer, il s’éteignait sans se plaindre: la plante se mourait courbée sur sa tige, mais gardant ses doux parfums sinon ses douces couleurs
Sous les étreintes brûlantes du mal qui troublait ses sens, qui enchaînait à la fois et déchirait ses membres, souvent il levait les yeux vers le ciel comme s'il eût voulu dire:
"Seigneur, que votre volonté s'accomplisse !"Je ne cherche point à faire répandre quelques larmes sur sa fin qui approche: je sais trop que c'est chose commune que la mort à tout âge, et que ce n'est pas sans raison que le monde a donné au cercueil et au berceau de l'homme la même forme et la même matière
mais ce qui n'est pas dans la règle ordinaire, c'est ce duel calculé entre la vie et la mort, c'est cette lutte établie entre l'enfance et les tortures
L'enfance est si vivace qu'il a fallu deux ans pour en dessécher la sève: la persévérance du crime est enfin parvenue à briser tous les ressorts, à tarir toutes les sources de la vie
De tous les forfaits inventés par le génie révolutionnaire sans nul doute celui-ci est le plus grand
Robespierre n'a fait qu'imiter Cromwell: la Convention a copié le long Parlement, et l'échafaud de Louis XVI se dresse en face de celui de Charles Ier
Mais les rapprochements de l’histoire s'arrêtent là; Richard III s'est borné, en Angleterre, à étouffer les enfants des rois
Qu'il y a loin du meurtre de la Tour de Londres à la tragédie de la Tour du Temple !
Que l'assassinat des fils D’Édouard était chose simple et banale auprès du lent supplice du fils de Louis XVI !
Et que Simon fait regretter Tyrrel !
Le médecin envoyé pour la forme à l'enfant mourant, comme un avocat donné d'office à un criminel jugé d'avance, osa, toutefois, apporter au fils des Rois le zèle qu'il aurait eu pour le dernier enfant du peuple
Il alla même jusqu'à blâmer les commissaires de la municipalité de n'avoir point fait enlever les abat-jour qui obstruaient les fenêtres, ainsi que les énormes verrous dont le bruit n'avait cessé de rappeler à la victime; et son abandon d'orphelin et sa destinée de prisonnier
Ce bruit qui lui avait toujours causé un frisson involontaire, le troublait encore dans le funèbre dénouement des suprêmes tortures
M. Pelletan dit avec force à M. Thory, municipal de service:
"Si vous ne faites pas disparaître immédiatement ces verrous et ces abats-jour, du moins vous ne pouvez vous opposer à ce que nous transportions cet enfant dans une autre chambre, car nous sommes, je suppose, envoyés ici pour le soigner"le Prince, ému de ces paroles prononcées avec feu, fit signe au médecin d'approcher.
"Parlez plus bas, je vous en prie, dit-il, j'ai peur qu'elles vous entendent à-haut et je serais bien fâché qu'elles apprissent que je suis malade, car cela leur ferait beaucoup de peine"
Soit que le commissaire se trouvât disposé de cœur à cette concession, soit qu'il y fût amené par l'autorité d'une voix généreuse, il se prêta sans opposition à la demande du médecin, et l'on se disposa à transporter le prisonnier dans la pièce de la petit tour qui avait autrefois servi de salon à M. Berthélemy
L'enfant suivait, d'un air à la fois soupçonneux et content, les petits préparatifs de ce déménagement
Ce fut Gomin qui le porta à bras-le-corps, la main droite de l'enfant passée sur son épaule
Le pauvre petit souffrit beaucoup dans le trajet, et rien ne le dédommageait encore de ce surcroît de douleur, car son œil ne percevait d'abord qu'une vague sensation de radieuse lumière dont l'éclat même ne lui permettait point de rien distinguer; tous les objets se mêlaient autour de lui, brouillant leurs lignes confuses
mais un instant après, il fut bien récompensé de cette aggravation momentanée de souffrances
il se trouva dans une chambre aérée, avec une grande fenêtre sans barreaux et sans abat-jour, ornée de grands rideaux blancs qui laissaient voir le ciel et le soleil: le ciel et le soleil ! le gai soleil de juin entrant par la fenêtre ouverte, quel spectacle pour un enfant si longtemps enfoui dans un cachot !
(Le pâté de la Tour du Temple était entièrement isolé, mais, de ce côté-là, appelé côté de la petite tour, la vue tombait sur des cours et sur la chapelle; dans une de ces cours était un poste que l'on nommait le poste de la chapelle et qui était fourni pendant la captivité du fils pendant celle du père)Peu à peu l'air frais toucha sa tête brûlante et arriva dans sa poitrine desséchée: l'expression de ses traits changea; il n'y eut plus de soupçon dans sa physionomie et un éclair de vie illumina son visage
il ouvrit de grands yeux pour contempler sa nouvelle demeure, puis un instant après, il reposa sur Gomin un regard plein d'amour heureux et de reconnaissance: il faut être mort de douleur pendant deux ans pour savoir combien il est doux de vivre !
M. Pelletan n'avait rien changé au traitement prescrit par M. Desault et qui se bornait à des frictions et à une tisane de houblon; tout ce qu'il avait pu faire,c'était d'avoir obtenu un peu d'air pour son malade et un peu de jour pour ses yeux presque éteints
il n'avait rien à demander pour lui à la science des hommes, il ne put que lui donner un rayon de soleil pour seul et dernier consolateur !
Et encore, ce bienfait lui fut-il une consolation ?
Avec l'air et le soleil lui revint un peu de vie et avec la vie la pensée !
La pensée, qui devait lui rendre ses souffrances plus cruelles et la vérité plus amère; la pensée qui revenait avec tant de souvenirs et tant d'appréhension !
Depuis 8 heures du soir jusqu'à 8 heures du matin, l'enfant, comme de coutume et selon les règles prescrites, était demeuré seul