Un livre qui dissèque le Bicentenaire de l'intérieur. C'est à dire les batailles auxquelles sa mise en route a donné lieu. Intéressant.
L’historien Michel Vovelle revient sur la « bataille » provoquée par le Bicentenaire de la Révolution française tout au long des années 1980. Dans cette période de bipolarisation idéologique, le chantier était miné, entre conflits politiques et rivalités universitaires.
Dès 1982, l’historien Michel Vovelle a été chargé par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, de « mener une enquête exploratoire sur la participation de la recherche à la célébration du Bicentenaire ». Qui, mieux que lui, pouvait revenir sur la bataille historiographique du bicentenaire de la Révolution et sur le rôle qu’il y tint ? En acteur et témoin averti du conflit, il décrit une génération engloutie dans la passion du débat, dont il retrace ici la généalogie, et rappelle qu’examiner et commenter la Révolution française pour un historien républicain, en période de bipolarisation idéologique, fut une gageure sans pareille.
« Responsabilité communiste » ou approche plurielle ?Ce livre décrit les enjeux historiographiques des manifestations appelées à commémorer le Bicentenaire de la Révolution, mais aussi les enjeux institutionnels d’un tel événement : quel historien choisir pour une responsabilité lourde d’enjeux politiques ? D’où parlent les historiens élus ? Autant de questions qui révèlent, eu égard aux enjeux d’une telle commémoration, que « le chantier était miné » (p. 28).
M. Vovelle s’y engouffre et endosse cette charge à l’échelle régionale, nationale et internationale : « Pendant près de dix ans, en comptant les prolongations, ma vie personnelle allait désormais se fondre dans la bataille du Bicentenaire » (p. 40), confie-t-il en fin de chapitre, laissant au blanc de la page le soin d’exprimer la place prise par une telle responsabilité.
Depuis que l’on savait que Michel Vovelle avait pris sa carte au Parti communiste à un moment aussi funeste que 1956, une suspicion scientifique sans pareille planait sur l’historien. C’est pourtant lui que choisit la gauche dès 1981, plutôt qu’Albert Soboul qui dirigea avant lui l’Institut d’histoire de la Révolution à la Sorbonne. Le travail de M. Vovelle est attaqué par son propre camp, entre autres à l’Assemblée, en décembre 1986, dans un colloque organisé par le club « Solidarités modernes » de Laurent Fabius, au cours duquel Marcel Gauchet lâche un propos simpliste et clivant : « Les socialistes ont la responsabilité historique d’avoir placé la commémoration sous responsabilité communiste » (p. 80).
Jusqu’en 1993, l’historien américain Steve Kaplan de la Cornell University — qui signa
Adieu 1989 chez Fayard — désigna M. Vovelle comme un « solide jacobin marxiste ». Pourtant, dans l’organisation de l’ambitieux Congrès mondial du mois de juillet 1989, que M. Vovelle prépara d’arrache-pied pendant plusieurs années, il veilla au montage d’un comité diversifié, ayant à cœur de défendre une approche plurielle de l’histoire de la Révolution.
Concurrences dans le monde universitaireOutre les dessous de sa mission, Michel Vovelle détaille l’évolution parallèle de sa carrière d’historien, notamment son élection à la Sorbonne à la place d’Albert Soboul, qui s’éteint en septembre 1982. Cette nouvelle chaire — le terme est banni depuis Mai 68 — provoque une rupture dans la routine aixoise qu’il entretenait depuis 23 ans, le forçant à une « pendularité » que les universitaires connaissent bien, pour y être soumis presque systématiquement quand adviennent nouvelles charges et intronisations.
M. Vovelle est adoubé par son mentor Ernest Labrousse, qui eut l’élégance de l’investir d’une confiance sans limites, et qui lui écrivit avec simplicité — contre Furet — que, dans une telle aventure, « science et ferveur sont conciliables » (p. 36). Ballotté entre ses responsabilités institutionnelles et universitaires, M. Vovelle connut les désagréments que connaissent les élus, la difficulté d’être considéré comme « parachuté du gouvernement socialiste pour les uns, clandestin du Parti communiste pour les autres » (p. 46).
Dans son introduction, Michel Vovelle n’hésite pas à régler gaillardement ses comptes avec le sérail académique et ses passeurs déloyaux. Il compare le cacique Albert Soboul, titulaire de la prestigieuse chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, au héros de la comédie de Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ? qui multiplie les promesses aux uns et aux autres sans en tenir aucune (rappelons que l’ouvrage est sous-titré Celui qui les sert tous et n’en contente aucun).
Il nous apprend – ou plutôt, nous rappelle – que le sérail académique, avec ses intrigues, s’apparente à un nid de vipères qui multiplie les « Méfiez-vous d’Untel », les « Ne comptez pas sur » et les « Je vous promets » susurrés malignement. Il décrit ces intrigues comme étant les soubassements — humains, trop humains — de l’écriture de l’histoire de la Révolution française.
Batailles et guéguerres historiographiquesLa grande originalité du rapport de M. Vovelle fut de replacer la Révolution dans une perspective mondiale : la survalorisation des acteurs internationaux contactés pour la commémoration est assumée. Un bulletin est lancé dès 1984, les colloques se multiplient dès 1985, un congrès mondial culmine en 1989 pour célébrer « L’image de la Révolution française devant l’opinion internationale de 1789 à nos jours ».
Mais la mobilisation anti-Bicentenaire ne tarde pas à se faire entendre, à droite notamment, qui trouve en Pierre Chaunu un porte-parole « tonitruant et excessif » (p. 64), ainsi qu’au sein de la nébuleuse éditoriale autour de Pierre Nora, gagnée par les « idées furetistes » (p. 65) [1]. Mona Ozouf avait contesté le principe même de la célébration dans
Le Débat, avec « Peut-on commémorer la Révolution française ? »
En 1986, cohabitation oblige, la résistance institutionnelle et médiatique que M. Vovelle qualifie de « contre-révolutionnaire » pointe son nez. En prosateur épique avisé, il énumère la liste de ses ennemis, à commencer par la mal nommée « Madame Bonnamour », alors directrice de l’École de Fontenay–Saint-Cloud où F. Chevènement eut l’idée de le désigner comme « administrateur provisoire » – idée saugrenue, voire carrément maladroite, au vu des nombreuses responsabilités qui lui étaient déjà échues à l’époque. On y trouve aussi « nos voisins de Paris-IV » (le « bastion de la Contre-révolution », p. 97), « les commissions du CNRS », Louis Pauwels, auteur d’un insolent « Pour en finir avec la Révolution française tout simplement » dans le
Figaro Magazine qu’il dirigeait en 1986, ainsi que les responsables du magazine L’Histoire.
En termes de publications, M. Vovelle insiste sur le fait qu’avant les commémorations du Bicentenaire, le discours critique ou « révisionniste » prévaut. Il cite notamment le
Dictionnaire critique de la Révolution française, édité par François Furet et Mona Ozouf, disponible en poche dès 1988 et devenu la Bible de beaucoup d’étudiants. En 1987, de « pendulaire », M. Vovelle vire au gyrovague, car la commémoration demande moyens et soutiens qu’il s’ingénie à quérir partout dans le monde. Il multiplie les déplacements à l’étranger et dresse le bilan de ces années de travail acharné : en 10 ans, 550 colloques, dont la moitié à l’étranger.
Après la visite de Gorbatchev à la Sorbonne le 5 juillet 1989, le Congrès mondial s’ouvre officiellement le 6, et son mot d’ordre est « Ni anathème, ni liturgie ». La Révolution reste un champ ouvert à tous les fronts, assure M. Vovelle : ce qui importe est que les idées du monde entier s’entrechoquent.
Lendemains de fêteDès la rentrée 1989, le temps est aux réceptions, congratulations privées, individuelles ou collectives, et officielles, à l’Assemblée, dans les Instituts, au Centre Pompidou, etc. Abasourdi par le nombre des responsabilités administratives et de recherche consenties par l’auteur, le lecteur est tenté à de nombreuses reprises de se demander : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? » M. Vovelle détaille l’emploi du temps écrasant qui est le sien dans les années 1980 et 1990, en tant que professeur et directeur de maîtrises et de doctorats : jusqu’à 15 directions de thèse en 1993, une trentaine de mémoire de maîtrise la même année.
Après 20 ans passés à la tête de l’Institut d’histoire de la Révolution française, M. Vovelle, amer, dit abandonner « un navire en perdition » lors de son départ à la retraite, regrettant que ses ultimes démarches auprès de la direction administrative du CNRS pour pérenniser l’Institut s’avèrent inutiles. Au regard de son bilan, il conçoit la suppression de l’IHRF comme une « revanche » de la part de concurrents envieux ou éclipsés par ses activités.
Et de conclure, mythifiant sa carrière (mais qui ne le ferait pas ?) :
Cincinnatus retourne à sa charrue, après quarante ans de labeur. (p. 157)
Navré par cet état des lieux, il lègue pourtant la direction de l’Institut à Catherine Duprat, élève de Maurice Agulhon et auteur d’une thèse sur Le Temps des philanthropes (1770-1840), qui l’avait secondé avec un dévouement absolu lors de ses années fastes.
Si Michel Vovelle se retrouve, en décrivant la « bataille du Bicentenaire », sur un champ de bataille déserté (comme il le déplore dans l’avant-propos de l’ouvrage), il redonne vie à une époque où l’on trouvait des affiches de Solidarność à l’entrée des salles de réunion de l’Institut d’histoire de la Révolution : impossible de parler de 1789 sans revendiquer l’actualité de son héritage au présent.
En définitive, M. Vovelle fait le constat d’un retour du politique, du succès de la biographie, de l’accent mis sur les domaines culturels et sur celui des mentalités, des imaginaires. Qui dit imaginaire dit image : M. Vovelle prit en compte cette dimension pédagogique, qu’il consacra dans les 5 volumes (1 800 pages) de
La Révolution française, images et récit [2], son « musée personnel » de la Révolution. L’ambition de ce livre était de faire vivre la Révolution dans ses étapes, ses acteurs, ses représentations, à partir de la foule des images et de toutes les représentations figurées. Il fut sa dernière fierté.
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Notes[1] François Furet avait publié en 1978
Penser la Révolution française, livre-événement qui donnait une signification conservatrice à la Révolution française et affirmait la fin de la révolution comme croyance. Il enterrera l’utopie communiste avec Le Passé d’une illusion en 1995, qui donnera le point de départ d’une association systématique entre pensée révolutionnaire et totalitarisme.
[2] Éditions Messidor/livre Club Diderot, 1986.
http://www.laviedesidees.fr/Le-Bicentenaire-de-l-interieur.html