Les activités d'agent secret de Mister Beaumarchais.
En 1774, Pierre-Augustin Caron vit en disgrâce depuis des mois, mais compte gagner du crédit à la faveur d’une convocation chez Louis XV. Celui qui deviendra un auteur illustre sera comblé, à condition de remplir une mission fort singulière, en Angleterre...
Portrait de Pierre- Augustin Caron de Beaumarchais, signé Paul Constant Soyer en 1886.Josse/Leemage
Sur la route qui mène au château de Versailles, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais a donné ordre à son cocher d’aller plus vite que le vent. Ce 28 février 1774, il n’a pas seulement rendez-vous avec le roi Louis XV, dont il espère secrètement un signe depuis quelques jours, il est en route pour une nouvelle aventure. Et il a hâte d’en découvrir la teneur.
« Vous semblez d’humeur joyeuse », lui fait remarquer Lucas, son valet venu des Antilles, quelque peu surpris. Le serviteur se demande comment son maître, cette fois, va sortir de cette mauvaise passe. Les mésaventures judiciaires liées à l’exécution du testament de son ami le financier Pâris-Duverney l’ont durement frappé au porte-monnaie : il a perdu sa charge, si chèrement acquise, de lieutenant-général des chasses de la varenne du Louvre ; il a dû vendre son hôtel particulier de la rue de Condé, à Paris. Pire, son honneur a été sali par un blâme qui le prive de ses droits civiques. Pierre-Augustin adresse un clin d’oeil malicieux à son fidèle serviteur. « Pourquoi ne serais-je pas joyeux ? Me voici dans la situation de pouvoir à nouveau me réinventer ! Les épreuves de la vie ne doivent-elles pas nous obliger à jouer plusieurs rôles ? »
Il a pris le nom du fief dit « bos Marchais »A 42 ans, Pierre-Augustin est galvanisé par le jeu de masques que son existence lui a fait vivre. Un jour inventeur de mécanismes de montre ou de pendule, l’autre, aventurier, tour à tour professeur de musique pour les filles du roi et écrivain de théâtre. Lui, fils d’horloger, n’a eu de cesse de vouloir devenir membre de la noblesse. Il y est parvenu en achetant une charge de secrétaire du roi. Puis, en tant que lieutenant-général des chasses, il a coiffé la perruque et l’habit et s’est attelé à résoudre des conflits aussi passionnants que des fâcheries causées par des détournements de perdreaux, des clôtures délabrées ou des moutons paissant l’herbe du voisin. Ayant fait fortune dans le négoce, il pense, en homme éclairé, que « le commerce relie les peuples, apaise les oppositions, pacifie les hommes ». Jaloux de ses succès, ses ennemis lui reprochent son côté « coureur de dots ». Sa première femme, Madeleine, lui a apporté, il est vrai, mieux que de l’or. Elle lui a offert le nom d’un fief, qu’il a accolé à son patronyme dès ses 25 ans : Beaumarchais, élégante réécriture du banal bois Marchais, communément prononcé « bos Marchais ».
Dès qu’il pénètre dans les appartements du roi, Pierre-Augustin est frappé par la fatigue qui marque les traits du monarque de 64 ans. Son dos est voûté, son regard, las. L’impopularité grandissante de Louis XV, autrefois le Bien-Aimé, a entamé sa légèreté, même si son maintien demeure royal. En cette fin de règne, Pierre-Augustin pense que le roi et lui ont un objectif commun : défendre leur honneur, mis à mal par des critiques incessantes pour le premier, et des décisions de justice infamantes pour le second. « Monsieur de Beaumarchais, vous savez que je vous apprécie depuis que vous avez donné le goût de la musique à mes filles », lance le roi. Pierre-Augustin de Beaumarchais est presque ému de ce compliment. « Je sais dans quels ennuis vous êtes et je veux vous faire une proposition, poursuit- il. Beaucoup de personnes autour de moi se méfient de vous et de vos écrits. Mais j’ai décidé de vous faire confiance. » « Vous me voyez prêt à servir de nouveau Votre Majesté en tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner », articule Beaumarchais. Le roi pointe sa canne vers un ouvrage posé sur une table : Mémoires secrets d’une femme publique. « Quel est ce livre ? » demande Beaumarchais, minaudant. Il devine qu’il s’agit d’un énième libelle, un court pamphlet, écrit depuis l’Angleterre contre madame du Barry. En succédant à madame de Pompadour dans le rôle de favorite du roi, elle est maintenant la cible de ces pamphlets hostiles. « Ce brûlot, voulez-vous dire ! s’indigne le roi. Nous ne sommes même pas parvenus à faire extrader d’Angleterre son auteur, ni à le faire enlever. »
Louis XV, accablé, s’affale sur son fauteuil. « En fait, j’en ai vu d’autres, mais je ne veux plus avoir à supporter les plaintes de Jeanne du Barry ! Son origine roturière et sa jeunesse agitée n’en finissent pas de susciter des pamphlets injurieux qui ternissent son honneur et le mien. Détruisez tous les exemplaires que son auteur s’apprête à répandre en Europe ! Si vous réussissez, j’annulerai votre blâme et vous recouvrerez votre charge. »
Pierre-Augustin jubile. De la perspective de voir ses droits rétablis, peut-être plus encore d’entrer au « secret du roi », nom donné à son service d’espionnage et de diplomatie parallèle. Au moment de s’incliner vers le souverain, touché par son désarroi, Beaumarchais lui murmure : « N’oubliez pas, sire, que si toute femme vaut un hommage, bien peu sont dignes d’un regret. »
Dès la première visite, Londres plaît à Pierre-Augustin de Beaumarchais. Là-bas, les écrits sont beaucoup plus libres qu’en France. On y respire la licence de l’esprit tel un parfum délicieux. L’auteur du libelle est un certain Charles Théveneau de Morande, un bandit qui avait déjà fait un séjour en prison pour vol de montres. Il vit du chantage qu’il exerce sur des personnalités fortunées, en faisant parvenir aux victimes une sélection de citations des ouvrages diffamatoires les concernant, assortie de la proposition de ne pas les publier, moyennant finances.
L’espion remplit sa mission avec habiletéDans un petit bureau misérable, Beaumarchais entreprend l’intrigant autour de deux pintes d’alcool un peu tiède : « Je vous propose 20 000 livres sur la cassette royale, plus une rente viagère de 4 000 livres... » En prononçant ces mots, il voit une hésitation passer dans le regard de Charles Théveneau de Morande. « ... et aussi d’entrer à notre service. Nous avons besoin de gens comme vous », ajoute l’envoyé du roi. Quelques jours plus tard, les Mémoires secrets d’une femme publique sont brûlés dans un four à briques, près de l’église de Saint-Pancras, et le maître-chanteur est enrôlé dans le « secret du roi ». De retour en France, sa mission accomplie, Beaumarchais apprend la mort de Louis XV, le 10 mai 1774. Le roi n’a pas eu le temps de lever le blâme ! Il ne lui reste plus qu’à se mettre au service du nouveau monarque, Louis XVI, dont la femme Marie-Antoinette est déjà la cible d’attaques sur sa stérilité supposée.
Louis XVI permettra à Pierre-Augustin de recouvrer ses droits après une mission que l’espion remplira avec la même habileté. Beaumarchais écrira Le Mariage de Figaro en 1777, la pièce de théâtre la plus subversive de l’époque et annonciatrice de la Révolution française.
Pour aller plus loin :Beaumarchais, de Christian Wasselin, Folio (2015).
Secrets d’Histoire - tome 7, de Stéphane Bern, Albin Michel (2016).
http://www.leparisien.fr/week-end/histoire-beaumarchais-au-service-secret-de-sa-majeste-louis-xv-20-02-2018-7559190.php
Amélie de Bourbon Parme