Est-ce au peuple qu'il revient d'interroger la légitimité du pouvoir ? Grave question aujourd'hui présentée à votre sagacité.
Pour le philosophe Gérard Bras, le concept existe avant tout pour questionner la légitimité du pouvoir et de ceux qui l’exercent.
«"Peuple" contient une valeur émancipatrice, une nécessité d’insurrection»
C’est un sursaut qui n’advient pas. Celui du peuple opprimé qui monte sur les barricades et débraye dans les usines, celui qui porte la lutte sociale qu’un Jean-Luc Mélenchon rêve de voir renaître quand il invective, précisément, «le peuple». Alors qu’Emmanuel Macron veut faire de 2018 une grande année sociale, ce «peuple révolté» restera-t-il introuvable ? Le philosophe Gérard Bras, qui vient de publier les Voies du peuple (aux éditions Amsterdam), espère que non. Mais ce n’est pas sur le Président qu’il faudra compter pour mener «la révolution» : ce mot est rare dans son discours. «Et pour cause, Macron est un libéral, constate le philosophe. Il affirme une position individualiste, selon laquelle l’initiative individuelle l’emporte. Cette liberté va mal avec la notion de peuple qui suppose l’égalité, ainsi que l’idée que le corps social ne se réduit pas à la somme des individus qu’il réunit.»
Le primat du libéralisme sur d’autres courants de pensée est donc une première hypothèse pour expliquer l’atonie sociale du moment. Mais pour aller plus loin, il faut revenir au moment où se forge la notion de «peuple» : la Révolution française. «Deux grandes voies se dessinent alors, explique Gérard Bras. La première est celle de Rousseau : il n’y a pas de démocratie sans un lien entre le politique et le social, ce qui la rapproche d’une logique insurgeante mais aussi de l’idée qu’il faut inventer des procédures pour que la volonté populaire puisse se former et s’exprimer. La seconde, soutenue par Hegel et Sieyès, affirme que le peuple, c’est l’Etat. Cela réduit le peuple à l’ensemble des électeurs, et la démocratie à son aspect représentatif.» De ces deux voies, c’est la seconde qui l’emporte finalement, réduisant l’idée de démocratie à la représentation.
Contre la suprématie hégélienne, Gérard Bras veut réhabiliter Rousseau. Il propose, entre les deux pensées, de considérer le peuple comme un collectif d’individus constitué à l’intersection de trois piliers, dont l’équilibre varie. Le premier est juridico-politique, autour de la citoyenneté ; le deuxième est ethno-culturel, et pose l’idée d’une identité commune ; le dernier est social, avec une revendication d’égalité. A cette combinaison s’ajoute le projet de dépasser les ambitions particulières pour prétendre représenter l’intérêt général : «Peuple est un opérateur d’universalisation, qui consiste à dire : "Vous nous prenez pour un groupe particulier, alors que ce que nous revendiquons vaut pour l’intérêt général". Regardez les événements de Leipzig en 1989. Lorsque les manifestants disent "Nous sommes le peuple", ils disent au SED [le parti communiste d’Allemagne de l’Est, ndlr] qu’il ne représente pas l’intérêt général, mais une minorité dominante. Le mot peuple permet d’entretenir une polémique sur ce qu’est l’intérêt général.»
Questionner la légitimité du pouvoir et de ceux qui l’exercent, voilà donc le rôle du peuple. Au risque de l’instabilité pourrait-on rétorquer. Mais le philosophe observe : «On parle beaucoup de crise de la démocratie, comme s’il existait une situation antérieure qui serait sereine. Mais la déstabilisation est constitutive de la démocratie. Face à cela, "peuple" contient une valeur émancipatrice, une nécessité d’insurrection qui ne cesse d’interroger notre système politique, et qui invite à ce que Rousseau nomme "l’art politique" : inventer des solutions concrètes pour que la délibération publique puisse avoir lieu, pour que la volonté générale ne soit pas confisquée : les solutions deviennent obsolètes, il faut toujours en inventer de nouvelles.»
Dès lors, inutile de voir dans le peuple une foule destructrice opposée par nature à l’Etat : d’une certaine façon, il préfère la démocratie participative à la révolution ! «Il n’y a pas de peuple sans un jeu institutionnel. On le voit en 1940 avec la Résistance : De Gaulle devient la figure symbolique du peuple, mais il lui donne aussi des institutions qui seront installées à la Libération : il n’y a donc pas "révolution", mais "restauration".»
Que manque-t-il alors pour ériger un «collectif» en peuple ? «Il faut un "litige" ou un "tort déclaré", selon le vocabulaire de Jacques Rancière. Sans cela, on est plutôt dans une gestion de l’opinion publique, et non dans une dimension insurgeante du peuple.» «Indignez-vous !» disait le sage. Les révolutionnaires le firent contre les privilèges et l’absolutisme, les résistants contre le totalitarisme nazi. Mais aujourd’hui ? «Au plan français ou européen, rien n’a encore vraiment émergé. Mais c’est peut-être autour de la précarité que cela peut se décider : celle des migrants en premier lieu, mais aussi celle de certains diplômés qui se trouvent dans des situations difficiles au regard de leur formation.»
Manque aussi un discours qui suscite la mobilisation. Ceux qui le tiennent sont souvent taxés de populisme, ce discours dangereux qui flatterait les bas instincts du peuple. Gérard Bras propose de lui donner un autre sens : «Les philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe désignent sous le nom de "populisme" l’action politique qui fait advenir le peuple, car il n’existe pas en soi, ni du point de vue sociologique ni du point de vue ethnique ou culturel.» Le populisme devient donc un «processus» de construction du peuple.
«Ce processus agit sur le mode de la différence : le peuple se construit contre des élites, contre un peuple étranger, ou contre un autre peuple : on peut ainsi distinguer un peuple de l’émancipation, internationaliste, opposé à un peuple xénophobe et raciste.»
Dans ce jeu de construction par opposition, reste à deviner qui sera le gagnant entre peuple de gauche et peuple de droite. «L’enjeu est désormais de savoir qui va l’emporter entre "précarité" ou "identité". Certains pensent qu’il faut abandonner le mot peuple, car il conduit nécessairement à affirmer l’identité. Si c’est l’identité qui donne forme au peuple, c’est la catastrophe.»
Thibaut Sardier
http://www.liberation.fr/debats/2018/01/21/peuple-contient-une-valeur-emancipatrice-une-necessite-d-insurrection_1624158