La féminisation des noms de métiers et l'écriture inclusive ont révélé des tensions au sein de la langue française. La linguiste Eliane Viennot explique que le masculin ne l'a pas toujours emporté sur le féminin. Elle cite Racine, Montaigne et Mme de Sévigné.
Scène Galante, 1774 - Watteau, Louis Joseph (Watteau de Lille)
Musee des Beaux-Arts, Valenciennes, France. Bridgeman Images/RDA/Bridgeman ImagesL'écriture inclusive que beaucoup, comme l'Académie française, décrivent comme un «péril mortel pour la langue», a ses défenseurs. La professeure de littérature de la Renaissance et historienne, Eliane Viennot, en fait partie. Selon elle, la langue française traduit une inégalité existante alors même «qu'elle est équipée pour dire l'égalité». Elle explique au Figaro pourquoi il est nécessaire de remettre en question la règle du masculin qui l'emporte sur le féminin et précise que l'État est tout à fait légitime pour trancher les querelles linguistiques.
LE FIGARO. - Selon vous, la langue est un reflet de l'inégalité entre les sexes. Pourquoi?Eliane VIENNOT. - Depuis le XVIIe siècle, les grammairiens ont masculinisé délibérément la langue. Ils ont condamné des noms féminins et inventé des règles comme «le masculin l'emporte sur le féminin». Or, avant, on ne connaissait pas ce dogme. On accordait les noms avec les adjectifs en fonction de leur place dans la phrase ou en fonction de l'importance des termes. On écrivait par exemple: «On peut aller voir les coteaux et les montagnes voisines» et non pas comme maintenant «les coteaux et les montagnes voisins».
Il faudrait que l'on retrouve la liberté d'accord, comme le faisaient Montaigne ou Mme de Sévigné. Racine écrivait par exemple dans Athalie : «Armez-vous d'un courage et d'une foi nouvelle», «Surtout j'ai cru devoir aux larmes, aux prières, consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières.» Beaucoup d'écrivains ont continué de faire abstraction des réformes. C'est l'école primaire publique qui à la fin du XIXe siècle a rendu obligatoire ces règles inventées aux XVIIe et XVIIIe siècles.
- «Ce sont les grammairiens masculinistes qui ont fait disparaître le mot autrice»
La féminisation des noms de métier a-t-elle déjà fait débat au cours de l'histoire?Prenez le mot «autrice», qui existait déjà au XVe siècle. Les Français s'imaginent que c'est un néologisme. Or, ce sont les grammairiens masculinistes, c'est-à-dire des hommes qui étaient en faveur du monopole masculin sur cette activité, qui l'ont fait disparaître. Comme ils ont voulu faire disparaître compositrice, écrivaine, poétesse, médecine, etc.
Y a-t-il une construction sociale derrière la construction de la langue?Le langage est une pratique sociale. Dans les langues qui possèdent les genres féminin et masculin, il est normal donc, que les hommes parlent d'eux au masculin et les femmes, au féminin. Dire d'une femme «c'est le maire» ou «c'est le juge», cela va à l'encontre du fonctionnement du français. Il n'empêche que c'est ce qu'on apprend à l'école, parce que l'école a été instrumentalisée pour diffuser ces usages.
On a l'impression que la langue a toujours donné une supériorité au masculin sur le féminin. En réalité beaucoup de ces usages ne sont pas très vieux et il serait très facile de s'en débarrasser. D'ailleurs les enfants n'utilisent jamais de mots masculins pour parler des femmes. Ils disent «la juge» et non pas «le juge». L'école ne leur apprend plus - du moins j'espère - que c'est une erreur, mais elle continue d'enseigner que le masculin l'emporte sur le féminin. Tout le monde comprend que cette règle n'est pas seulement linguistique mais sociale.
- «La langue n'est pas misogyne. Ce sont les gens qui le sont, c'est la société qui est sexiste. Notre langue est absolument équipée pour dire l'égalité»
Il est donc faux de dire que la langue est misogyne.La langue n'est pas misogyne. Ce sont les gens qui le sont, c'est la société qui est sexiste. Notre langue est absolument équipée pour dire l'égalité. Dans l'état actuel, elle ne fait que traduire l'inégalité existante. Mais ce qui est plus grave, c'est qu'elle la légitime et la justifie. C'est parce qu'on nous explique que quatre féminins et un masculin doivent s'accorder au masculin qu'on trouve normal, quand on s'adresse à 99 femmes et un homme, de parler au masculin.
Qui peut, aujourd'hui, influer sur la langue?
L'école pourrait influer et inverser tout cela en arrêtant d'enseigner cette règle inutile. L'État est tout à fait légitime pour légiférer sur la langue. Il l'a déjà fait plusieurs fois pour le vocabulaire des noms de métier et fonction. La dernière circulaire d'Édouard Philippe va dans ce sens-là.
Il s'oppose pourtant à l'écriture inclusive...Il dit qu'il ne faut pas utiliser d'abréviations dans le Journal Officiel et il a raison. Cela n'a aucun intérêt. Mais la circulaire dit bien d'autres choses. Edouard Philippe dit et répète ce qu'ont dit d'autres premiers ministres depuis trente-cinq ans à savoir qu'il faut nommer des femmes avec des noms féminins. Et il faut employer les deux mots, par exemple: «la candidate et le candidat». Les politiques jouent ici un rôle de modèle très important . D'après moi, le général de Gaulle est le père du langage inclusif. Il commençait ses discours par«Françaises, Français». C'est ce que l'on nomme aujourd'hui des doubles flexions, des doublets.
Comment fait-on pour désigner l'Homme en tant qu'être humain?
On devrait dire l'être humain plutôt que l'Homme. Peu importe que le mot soit masculin. L'humain désigne l'humanité. De la même façon, la population est un mot féminin qui parle de «tout le monde». Les mots ne sont pas genrés, donc cela ne pose pas de problème.
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